
|   09 2003 Que signifie l'autonomie aujourd'hui? Le capital recombinant et le cognitariatTraduit par Julie Bingen Non pas sujet, mais subjectivation Je n'entends pas esquisser ici l'historique du mouvement que l'on nomme "autonomie" mais voudrais expliquer sa spécificité historique par l'étude de quelques concepts tels que le "refus du travail" et la "composition de classes". Les journalistes emploient souvent le mot "operaismo" ("opéraïsme") pour décrire un mouvement politique et philosophique qui fit son apparition en Italie dans les années '60. Je n'aime pas du tout ce concept, parce qu'il réduit la complexité de la réalité sociale au simple fait de la position centrale des ouvriers de l'industrie dans la dynamique sociale de l'époque moderne tardive. L'origine 
                          de ce mouvement philosophique et politique peut être 
                          située dans les ouvrages de Mario Tronti, Romano Alquati, 
                          Raniero Panzieri et Toni Negri, et son thème central 
                          est l'émancipation de la conception du sujet de Hegel. 
                          Au lieu du sujet historique, hérité de Hegel, nous devrions 
                          parler du processus de subjectivation. La subjectivation 
                          assume le lieu conceptuel du sujet. Cette transformation 
                          du concept est intimement liée à la transformation contemporaine 
                          du paysage philosophique, promue par le post-structuralisme 
                          français. La subjectivation au lieu du sujet; cela signifie 
                          que nous ne nous concentrons pas sur l'identité mais 
                          sur le processus du devenir. Cela signifie également 
                          que le concept de classe sociale n'est pas un concept 
                          ontologique mais qu'il doit être compris comme un concept 
                          vectoriel.   Je n'aime pas le concept d'"opéraïsme" en raison de la restriction implicite à une référence sociale étroite (les ouvriers, "operai" en italien), et je préférerais utiliser le concept de "compositionnisme". Le concept de composition sociale ou de la composition de classes, qui a été largement utilisée par les penseurs "opéraïstes", a davantage à voir avec la chimie qu'avec l'histoire de la société. J'aime 
                          l'idée selon laquelle le lieu où se produit le social 
                          n'est pas le solide et pierreux territoire historique 
                          d'origine hégélienne, mais un environnement chimique 
                          dans lequel la culture, la sexualité, la maladie et 
                          le désir se battent et se rencontrent et modifient continuellement 
                          le panorama. En utilisant le concept de composition, 
                          nous pouvons mieux comprendre ce qui s'est passé en 
                          Italie dans les années '70, et nous pouvons mieux comprendre 
                          ce que signifie l'autonomie: non pas la constitution 
                          d'un sujet, non pas la forte identification des êtres 
                          humains à un destin social, mais le changement continuel 
                          des rapports sociaux, des identifications et désidentifications 
                          sexuelles, et le refus du travail.   
 Autonomie et dérégulation Il existe un autre aspect de l'autonomie qui a peu été étudiée jusqu'à présent. Le processus d'autonomisation des ouvriers par rapport à leur rôle dans la disciplination a produit un séisme social qui, de son côté, a produit le dérégulation capitaliste. La dérégulation, apparue sur la scène internationale pendant l'ère Thatcher/Reagan, peut donc être considérée comme la réponse capitaliste à l'autonomisation des ouvriers par rapport à l'ordre disciplinaire du travail. Les ouvriers exigeaient leur libération de la régulation capitaliste, et le capital fit de même, mais inversement. La libération de la régulation par l'Etat devint le despotisme économique sur tout le champ social. Les ouvriers exigeaient leur libération de la détention à vie dans la prison de l'usine. La dérégulation y répondit par la flexibilisation et la fractalisation du travail. Le 
                          mouvement autonome des années '70 mis en route un processus 
                          dangereux mais inéluctable: un processus qui évolua 
                          du refus social face à la domination disciplinaire capitaliste 
                          aux représailles capitalistes, qui prirent la forme 
                          de la dérégulation, de la liberté des entreprises par 
                          rapport à l'Etat, de la destruction des protections 
                          sociales, des licenciements et de l'externalisation 
                          de la production, de la diminution des dépenses sociales, 
                          de l'exonération fiscale et, enfin, de la flexibilisation. 
                          Ce mouvement d'autonomisation déclencha la déstabilisation 
                          du contexte social qui avait vu le jour grâce à la pression, 
                          pendant un siècle, des syndicats et de la régulation 
                          par l'Etat. Devons-nous alors regretter les actes de 
                          sabotage et de désobéissance, d'autonomie, de refus 
                          du travail, étant donné qu'ils semblent avoir provoqué 
                          la dérégulation capitaliste? Absolument pas. Le mouvement 
                          d'autonomie a devancé le mouvement capitaliste, mais 
                          le processus de dérégulation était inscrit dans les 
                          lignes de développement du capitalisme postindustriel 
                          et était une implication naturelle de la restructuration 
                          technologique et de la globalisation de la production. 
                           Devrions-nous 
                          penser aujourd'hui que les membres de la gauche étatique 
                          traditionnelle avaient raison? Je ne crois pas, je crois 
                          qu'ils avaient tort à l'époque, étant donné que la fin 
                          des monopoles publics était inéluctable et que la liberté 
                          de parole vaut mieux que des médias centralisés. La 
                          gauche étatique traditionnelle était une force conservatrice 
                          condamnée à disparaître et qui essayait désespérément 
                          de conserver un ancien cadre qui ne pouvait plus avoir 
                          d'avenir dans la nouvelle situation technologique et 
                          culturelle de la transition postindustrielle.  
                           La 
                          dérégulation ne signifie pas uniquement l'émancipation 
                          de l'entreprise privée par rapport à la régulation par 
                          l'Etat et la réduction des dépenses publiques et des 
                          mécanismes de sécurité sociale. Elle signifie également 
                          la flexibilisation croissante du travail. La réalité 
                          de la flexibilisation du travail est l'autre face de 
                          cette forme d'émancipation de la régulation capitaliste. 
                          Il ne faudrait pas sous-estimer le lien entre le refus 
                          du travail et la flexibilisation qui la suivit. Je me 
                          souviens qu'une des idées fortes des prolétaires autonomes, 
                          pendant les années '70, était que la "précarisation 
                          est une bonne chose". La précarisation du travail 
                          est une forme d'autonomie par rapport au travail régulier 
                          continuel, qui dure toute une vie. Dans les années '70, 
                          les gens travaillaient quelques mois, démissionnaient 
                          ensuite pour faire un voyage puis revenaient travailler 
                          quelque temps. C'était possible à une époque de quasi 
                          plein-emploi et d'une culture égalitaire au-delà de 
                          la concurrence et du consumérisme. Cette situation permettait 
                          aux gens de travailler dans leur propre intérêt et non 
                          pas dans l'intérêt capitaliste, mais cela ne pouvait 
                          manifestement pas durer éternellement. L'offensive néolibérale 
                          des années '80 visait à renverser les rapports de force. 
                            
 Essor et chute de l'alliance du travail cognitif et du capital recombinant Pendant 
                          ces dernières décennies, l'informatisation des machines 
                          a joué un rôle important dans la flexibilisation du 
                          travail, tout comme l'intellectualisation et l'immatérialisation 
                          dans les cycles de production les plus importants. L'introduction 
                          de nouvelles technologies électroniques et l'informatisation 
                          des cycles de production a ouvert la voie à la création 
                          d'un réseau global de la production d'information, déterritorialisé, 
                          délocalisé et dépersonnalisé. Le sujet du travail a 
                          pu être de plus en plus identifié au réseau global de 
                          la production d'information. Les travailleurs de l'industrie 
                          refusèrent leur rôle au sein de l'usine et obtinrent 
                          leur libération de la domination capitaliste. Mais cette 
                          situation amena les capitalistes à investir dans des 
                          technologies à faible intensité de travail et à modifier 
                          la composition technique du processus de travail pour 
                          mettre à la porte les ouvriers bien organisés et pour 
                          mettre en place une nouvelle organisation du travail 
                          qui pouvait être davantage flexible.   Dans 
                          le dernier numéro du magazine Classe 
                          operaia de 1967, Mario Tronti écrivait que le phénomène 
                          le plus important des prochaines décennies serait l'évolution 
                          de la classe ouvrière au niveau global et planétaire. 
                          Cette intuition ne se fondait pas sur une analyse du 
                          processus de production capitaliste, mais sur la compréhension 
                          de la transformation de la composition sociale du travail. 
                          La globalisation et l'informatisation pouvaient être 
                          prévues comme un effet du refus du travail dans les 
                          pays occidentaux capitalistes. Pendant les deux dernières 
                          décennies du vingtième siècle, nous avons été témoins 
                          d'une sorte d'alliance entre le capital recombinant 
                          et le travail cognitif. J'appelle "recombinants" 
                          les secteurs du capitalisme qui ne sont pas étroitement 
                          liés à une application industrielle précise mais qui 
                          peuvent être rapidement transférés d'un endroit à l'autre, 
                          d'une application industrielle à l'autre, d'un secteur 
                          de l'activité économique à l'autre, etc. Le capital 
                          financier, par exemple, qui joue le rôle principal dans 
                          la politique et la culture des années '90, peut être 
                          qualifié de recombinant.  Dans 
                          la seconde moitié des années '90, une véritable lutte 
                          des classes a eu lieu au sein du circuit de production 
                          de la haute technologie. L'apparition d'Internet a été 
                          marquée par cette lutte. L'issue de la lutte est encore 
                          incertaine pour le moment. L'idéologie d'un marché libre 
                          et naturel s'est certainement révélée être une grossière 
                          erreur. L'idée selon laquelle le marché fonctionne comme 
                          un simple environnement permettant une confrontation, 
                          au même niveau, des idées, des projets, de la qualité 
                          productive et de l'utilité des services, a été balayée 
                          par la cruelle vérité de la guerre menée par les monopoles 
                          contre la masse des travailleurs cognitifs indépendants 
                          et contre la masse quelque peu ridicule des "micro-traders". 
                          La lutte pour la survie n'a pas été gagnée par les meilleurs 
                          et ceux qui avaient eu le plus de succès, mais par ceux 
                          qui avaient pris les armes; l'arme de la violence, du 
                          pillage, du vol systématique et du non-respect des normes 
                          légales et éthiques. L'alliance entre Bush et Gates 
                          a sanctionné la liquidation du marché, et c'est là que 
                          s'est terminée la phase de la lutte interne de la classe 
                          virtuelle. Une partie de la classe virtuelle est entrée 
                          dans le complexe technologico-militaire, une autre partie 
                          (la grande majorité) a été mise à la porte des entreprises 
                          et repoussée à la limite de la prolétarisation manifeste. 
                          Sur le plan culturel surgissent les conditions d'apparition 
                          d'une conscience sociale du cognitariat, et cela pourrait 
                          être le phénomène le plus important des prochaines années, 
                          la seule clé pour une solution au désastre.  
 Fractalisation, désespoir et suicide Dans 
                          la netéconomie, la flexibilisation s'est transformée 
                          en une forme de fractalisation du travail. La fractalisation 
                          signifie la fragmentation des activités temporelles. 
                          Le travailleur n'existe plus en tant que personne. Il 
                          n'est plus que le producteur remplaçable de microfragments 
                          de signes recombinants, entré dans le flux continu du 
                          réseau. Le capital ne paie plus la disponibilité du 
                          travailleur pour l'exploiter pendant une certaine période, 
                          il ne paie plus de salaire qui couvre tout l'éventail 
                          des besoins économiques d'une personne qui travaille. 
                          Le travailleur (une simple machine possédant un cerveau 
                          qui peut être utilisé pendant un fragment de temps) 
                          est payé pour son travail ponctuel, occasionnel, limité 
                          dans le temps. Le temps de travail est fractalisé et 
                          divisé en cellules, cellularisé. Les cellules de temps 
                          peuvent être achetées sur Internet et une grande entreprise 
                          peut en acquérir autant qu'elle le souhaite. Le téléphone 
                          mobile (ou cellulaire) 
                          est l'outil qui caractérise au mieux la relation entre 
                          le travailleur fractal et le capital recombinant. Le 
                          travail cognitif est un océan de fragments de temps 
                          microscopiques, et la division en cellules est la capacité 
                          de recombiner des fragments de temps dans le cadre d'un 
                          seul sémio-produit. Le téléphone mobile peut être considéré 
                          comme la chaîne de montage du travail cognitif. 
                           L'économie de l'attention est devenue un thème important pendant les premières années du nouveau siècle. Les travailleurs virtuels disposent de toujours moins de temps d'attention, ils sont intégrés dans un nombre croissant de tâches intellectuelles et ils n'ont plus de temps à consacrer à leur propre vie, à l'amour, à la tendresse et à l'affection. Ils prennent du Viagra parce qu'ils n'ont plus de temps pour les préliminaires. La cellularisation a provoqué une sorte d'occupation de la durée de vie. Ses symptômes sont assez évidents: des millions de boîtes de Prozac vendues tous les mois, l'épidémie de troubles de l'attention chez les jeunes, l'utilisation de drogues comme la Ritaline par les écoliers et une épidémie de panique qui s'étend. Le scénario des premières années du nouveau millénaire semble être marqué par une véritable vague de phénomènes psychopathiques. Le phénomène du suicide s'est étendu bien au-delà des frontières du martyre islamique fanatique. Depuis le 11 septembre, le suicide est devenu un acte politique important sur la scène politique globale. Le suicide agressif ne doit pas être compris comme un simple phénomène de désespoir et d'agression, mais doit être considéré comme une déclaration de fin. La vague de suicides semble suggérer que l'humanité n'a plus de temps et que le désespoir est la manière la plus répandue de réfléchir à l'avenir. Et maintenant? Je n'ai pas de réponses. Ce que nous pouvons faire, ce n'est que ce que nous faisons déjà: l'auto-organisation du travail cognitif est le seul moyen de dépasser un présent psychopathique. Je ne crois pas que le monde puisse être dominé par la raison. L'utopie des Lumières n'a pas fonctionné. Mais je pense que la diffusion du savoir auto-organisé peut créer un cadre social qui contienne un nombre infini de mondes autonomes. Le processus de création du réseau est si complexe qu'il ne peut être dirigé par la raison humaine. L'"esprit" global est trop complexe pour être reconnu et dominé par des "esprits" subordonnés et limités à un lieu. Nous ne pouvons ni reconnaître, ni contrôler, ni dominer toute la force de l'"esprit" global. Mais nous pouvons diriger le processus singulier de la production d'un monde singulier du social. C'est cela l'autonomie aujourd'hui. 
 | Franco Berardi aka BifoJulie Bingen (translation)languagesItaliano Deutsch English Español Françaistransversalreal public spaces |