Traduit par Julie Bingen
Non pas sujet, mais subjectivation
Je n'entends pas esquisser ici l'historique du mouvement que l'on nomme "autonomie" mais voudrais expliquer sa spécificité historique par l'étude de quelques concepts tels que le "refus du travail" et la "composition de classes". Les journalistes emploient souvent le mot "operaismo" ("opéraïsme") pour décrire un mouvement politique et philosophique qui fit son apparition en Italie dans les années '60. Je n'aime pas du tout ce concept, parce qu'il réduit la complexité de la réalité sociale au simple fait de la position centrale des ouvriers de l'industrie dans la dynamique sociale de l'époque moderne tardive.
L'origine 
                          de ce mouvement philosophique et politique peut être 
                          située dans les ouvrages de Mario Tronti, Romano Alquati, 
                          Raniero Panzieri et Toni Negri, et son thème central 
                          est l'émancipation de la conception du sujet de Hegel. 
                          Au lieu du sujet historique, hérité de Hegel, nous devrions 
                          parler du processus de subjectivation. La subjectivation 
                          assume le lieu conceptuel du sujet. Cette transformation 
                          du concept est intimement liée à la transformation contemporaine 
                          du paysage philosophique, promue par le post-structuralisme 
                          français. La subjectivation au lieu du sujet; cela signifie 
                          que nous ne nous concentrons pas sur l'identité mais 
                          sur le processus du devenir. Cela signifie également 
                          que le concept de classe sociale n'est pas un concept 
                          ontologique mais qu'il doit être compris comme un concept 
                          vectoriel.  
                          Dans 
                          la pensée autonome, le concept de classe sociale est 
                          redéfini comme un investissement de désirs sociaux, 
                          c'est-à-dire la culture, la sexualité, le refus du travail. 
                          Dans les années '60 et '70, les philosophes qui écrivaient 
                          pour des magazines comme Classe 
                          operaia et Potere 
                          operaio ne parlaient pas d'investissements sociaux 
                          de désir: ils s'exprimaient d'une manière beaucoup plus 
                          léniniste. Mais leur geste philosophique amena une transformation 
                          importante dans le paysage philosophique, avec le passage 
                          de la centralité de l'identité ouvrière à la décentralisation 
                          du processus de subjectivation. Félix Guattari, qui 
                          découvrit l'"opéraïsme" après 1977 et que 
                          les penseurs autonomes ne découvrirent qu'après 1977, 
                          a toujours insisté sur le fait que nous ne devrions 
                          pas parler de sujet mais d'un "processus de subjectivation". 
                           
                          Sur 
                          cette base, nous pouvons également mieux comprendre 
                          la signification du concept du refus du travail. Il 
                          ne signifie pas tant le fait évident que les ouvriers 
                          n'aiment pas se faire exploiter, mais plus que cela. 
                          Il signifie que la restructuration capitaliste, les 
                          changements technologiques et la transformation générale 
                          des institutions sociales sont précisément produits 
                          par l'activité quotidienne du se-soustraire-à-l'exploitation, 
                          ainsi que par le refus de la contrainte de produire 
                          de la plus-value, d'augmenter la valeur du capital et 
                          de diminuer ainsi la valeur de la vie.  
Je n'aime pas le concept d'"opéraïsme" en raison de la restriction implicite à une référence sociale étroite (les ouvriers, "operai" en italien), et je préférerais utiliser le concept de "compositionnisme". Le concept de composition sociale ou de la composition de classes, qui a été largement utilisée par les penseurs "opéraïstes", a davantage à voir avec la chimie qu'avec l'histoire de la société.
J'aime 
                          l'idée selon laquelle le lieu où se produit le social 
                          n'est pas le solide et pierreux territoire historique 
                          d'origine hégélienne, mais un environnement chimique 
                          dans lequel la culture, la sexualité, la maladie et 
                          le désir se battent et se rencontrent et modifient continuellement 
                          le panorama. En utilisant le concept de composition, 
                          nous pouvons mieux comprendre ce qui s'est passé en 
                          Italie dans les années '70, et nous pouvons mieux comprendre 
                          ce que signifie l'autonomie: non pas la constitution 
                          d'un sujet, non pas la forte identification des êtres 
                          humains à un destin social, mais le changement continuel 
                          des rapports sociaux, des identifications et désidentifications 
                          sexuelles, et le refus du travail.  
                          Le 
                          refus du travail est précisément généré par la complexité 
                          des investissements sociaux du désir. En conséquence, 
                          l'autonomie désigne le fait que la vie sociale ne dépend 
                          pas seulement des régulations disciplinaires décrétées 
                          par le pouvoir économique, mais qu'elle dépend aussi 
                          des délocalisations, déplacements, replacements et dissolutions 
                          internes qui forment le processus d'auto-composition 
                          d'une société vivante. La lutte, la privation, l'aliénation, 
                          le sabotage – des lignes de fuite du système de domination 
                          capitaliste.  
                          L'autonomie, 
                          c'est l'indépendance du temps social par rapport à la 
                          temporalité du capitalisme. Le refus du travail signifie 
                          tout simplement: "Je ne veux pas aller travailler 
                          parce que je préfère dormir". Mais une telle paresse 
                          est aussi la source de l'intelligence, de la technologie 
                          et du progrès. L'autonomie est l'autorégulation du corps 
                          social, dans son indépendance et dans ses interactions 
                          avec la norme disciplinaire   
Autonomie et dérégulation
Il existe un autre aspect de l'autonomie qui a peu été étudiée jusqu'à présent. Le processus d'autonomisation des ouvriers par rapport à leur rôle dans la disciplination a produit un séisme social qui, de son côté, a produit le dérégulation capitaliste. La dérégulation, apparue sur la scène internationale pendant l'ère Thatcher/Reagan, peut donc être considérée comme la réponse capitaliste à l'autonomisation des ouvriers par rapport à l'ordre disciplinaire du travail. Les ouvriers exigeaient leur libération de la régulation capitaliste, et le capital fit de même, mais inversement. La libération de la régulation par l'Etat devint le despotisme économique sur tout le champ social. Les ouvriers exigeaient leur libération de la détention à vie dans la prison de l'usine. La dérégulation y répondit par la flexibilisation et la fractalisation du travail.
Le 
                          mouvement autonome des années '70 mis en route un processus 
                          dangereux mais inéluctable: un processus qui évolua 
                          du refus social face à la domination disciplinaire capitaliste 
                          aux représailles capitalistes, qui prirent la forme 
                          de la dérégulation, de la liberté des entreprises par 
                          rapport à l'Etat, de la destruction des protections 
                          sociales, des licenciements et de l'externalisation 
                          de la production, de la diminution des dépenses sociales, 
                          de l'exonération fiscale et, enfin, de la flexibilisation. 
                          Ce mouvement d'autonomisation déclencha la déstabilisation 
                          du contexte social qui avait vu le jour grâce à la pression, 
                          pendant un siècle, des syndicats et de la régulation 
                          par l'Etat. Devons-nous alors regretter les actes de 
                          sabotage et de désobéissance, d'autonomie, de refus 
                          du travail, étant donné qu'ils semblent avoir provoqué 
                          la dérégulation capitaliste? Absolument pas. Le mouvement 
                          d'autonomie a devancé le mouvement capitaliste, mais 
                          le processus de dérégulation était inscrit dans les 
                          lignes de développement du capitalisme postindustriel 
                          et était une implication naturelle de la restructuration 
                          technologique et de la globalisation de la production. 
                          
                          Il 
                          existe un rapport étroit entre le refus du travail, 
                          l'informatisation des usines, les licenciements, l'externalisation 
                          des emplois et la flexibilisation du travail. Mais cette 
                          relation est beaucoup plus complexe qu'un enchaînement 
                          logique de causes et d'effets. Le processus de dérégulation 
                          était inscrit dans le développement de nouvelles technologies, 
                          qui a permis aux entreprises capitalistes de déclencher 
                          un processus de globalisation.  
                          Un 
                          processus similaire s'est produit pendant la même période 
                          dans le domaine des médias. Pensons simplement aux stations 
                          de radio libres des années '70. Dans l'Italie de l'époque, 
                          il y avait un monopole public, et les émissions radio 
                          libres étaient interdites. En 1975/76, un groupe de 
                          média-activistes commença à créer de petites stations 
                          de radio libres, comme Radio Alice à Bologne. La gauche 
                          traditionnelle (le Parti communiste italien, etc.) dénonça 
                          ces média-activistes et mit en garde contre le risque 
                          d'affaiblir le système médiatique public et d'aplanir 
                          le chemin aux médias privés.   
Devrions-nous 
                          penser aujourd'hui que les membres de la gauche étatique 
                          traditionnelle avaient raison? Je ne crois pas, je crois 
                          qu'ils avaient tort à l'époque, étant donné que la fin 
                          des monopoles publics était inéluctable et que la liberté 
                          de parole vaut mieux que des médias centralisés. La 
                          gauche étatique traditionnelle était une force conservatrice 
                          condamnée à disparaître et qui essayait désespérément 
                          de conserver un ancien cadre qui ne pouvait plus avoir 
                          d'avenir dans la nouvelle situation technologique et 
                          culturelle de la transition postindustrielle.  
                          
                          On 
                          peut dire les mêmes choses de la fin de l'empire soviétique 
                          et de ce qu'on appelle le "socialisme réaliste". 
                          Chacun sait que les habitants de la Russie vivaient 
                          probablement mieux il y a 20 ans qu'aujourd'hui et que 
                          la prétendue démocratisation de la société russe a principalement 
                          consisté, jusqu'à présent, en la destruction des mécanismes 
                          de sécurité sociale, ainsi qu'en le déclenchement d'un 
                          cauchemar social de concurrence agressive, de violence 
                          et de corruption économique. Mais la dissolution du 
                          régime socialiste était inévitable, parce que cet ordre 
                          bloquait la dynamique de l'investissement social de 
                          désir et parce que le régime totalitaire empêchait l'innovation 
                          culturelle. La dissolution du régime communiste était 
                          inscrite dans la composition sociale de l'intelligence 
                          collective, dans l'imagination créée par les nouveaux 
                          médias globaux et dans l'investissement collectif de 
                          désir. C'est la raison pour laquelle l'intelligence 
                          démocratique et des forces culturelles dissidentes participèrent 
                          au combat contre les régimes socialistes, tout en sachant 
                          que le capitalisme n'était pas le paradis. A présent, 
                          la loi de la jungle s'est imposée dans l'ancienne société 
                          soviétique avec la dérégulation, et la population fait 
                          l'expérience de l'exploitation, de la misère et de l'humiliation 
                          à un degré inconnu jusque là; mais cette transition 
                          était inévitable et, dans ce sens, elle doit être vue 
                          comme un changement progressiste.  
La 
                          dérégulation ne signifie pas uniquement l'émancipation 
                          de l'entreprise privée par rapport à la régulation par 
                          l'Etat et la réduction des dépenses publiques et des 
                          mécanismes de sécurité sociale. Elle signifie également 
                          la flexibilisation croissante du travail. La réalité 
                          de la flexibilisation du travail est l'autre face de 
                          cette forme d'émancipation de la régulation capitaliste. 
                          Il ne faudrait pas sous-estimer le lien entre le refus 
                          du travail et la flexibilisation qui la suivit. Je me 
                          souviens qu'une des idées fortes des prolétaires autonomes, 
                          pendant les années '70, était que la "précarisation 
                          est une bonne chose". La précarisation du travail 
                          est une forme d'autonomie par rapport au travail régulier 
                          continuel, qui dure toute une vie. Dans les années '70, 
                          les gens travaillaient quelques mois, démissionnaient 
                          ensuite pour faire un voyage puis revenaient travailler 
                          quelque temps. C'était possible à une époque de quasi 
                          plein-emploi et d'une culture égalitaire au-delà de 
                          la concurrence et du consumérisme. Cette situation permettait 
                          aux gens de travailler dans leur propre intérêt et non 
                          pas dans l'intérêt capitaliste, mais cela ne pouvait 
                          manifestement pas durer éternellement. L'offensive néolibérale 
                          des années '80 visait à renverser les rapports de force. 
                           
                          La 
                          dérégulation et la flexibilisation du travail furent 
                          l'effet et le renversement de l'autonomie des ouvriers. 
                          Il ne faut pas seulement le reconnaître pour des raisons 
                          historiques. Si nous voulons comprendre ce qui doit 
                          être fait aujourd'hui, à l'époque du travail totalement 
                          flexibilisé, nous devons comprendre comment le capitalisme 
                          a pu prendre le contrôle des désirs sociaux.  
                          
Essor et chute de l'alliance du travail cognitif et du capital recombinant
Pendant 
                          ces dernières décennies, l'informatisation des machines 
                          a joué un rôle important dans la flexibilisation du 
                          travail, tout comme l'intellectualisation et l'immatérialisation 
                          dans les cycles de production les plus importants. L'introduction 
                          de nouvelles technologies électroniques et l'informatisation 
                          des cycles de production a ouvert la voie à la création 
                          d'un réseau global de la production d'information, déterritorialisé, 
                          délocalisé et dépersonnalisé. Le sujet du travail a 
                          pu être de plus en plus identifié au réseau global de 
                          la production d'information. Les travailleurs de l'industrie 
                          refusèrent leur rôle au sein de l'usine et obtinrent 
                          leur libération de la domination capitaliste. Mais cette 
                          situation amena les capitalistes à investir dans des 
                          technologies à faible intensité de travail et à modifier 
                          la composition technique du processus de travail pour 
                          mettre à la porte les ouvriers bien organisés et pour 
                          mettre en place une nouvelle organisation du travail 
                          qui pouvait être davantage flexible.  
                          L'intellectualisation 
                          et l'immatérialisation du travail sont un aspect des 
                          changements sociaux des modes de production. La globalisation 
                          planétaire est l'autre aspect. L'immatérialisation et 
                          la globalisation sont subsidiaires et complémentaires. 
                          La globalisation a en effet un côté très matériel parce 
                          que le travail industriel, à l'ère postindustrielle, 
                          ne disparaît pas simplement mais migre vers les zones 
                          géographiques où il est possible de payer des salaires 
                          peu élevés et où les régulations sont insuffisamment 
                          appliquées.  
Dans 
                          le dernier numéro du magazine Classe 
                          operaia de 1967, Mario Tronti écrivait que le phénomène 
                          le plus important des prochaines décennies serait l'évolution 
                          de la classe ouvrière au niveau global et planétaire. 
                          Cette intuition ne se fondait pas sur une analyse du 
                          processus de production capitaliste, mais sur la compréhension 
                          de la transformation de la composition sociale du travail. 
                          La globalisation et l'informatisation pouvaient être 
                          prévues comme un effet du refus du travail dans les 
                          pays occidentaux capitalistes. Pendant les deux dernières 
                          décennies du vingtième siècle, nous avons été témoins 
                          d'une sorte d'alliance entre le capital recombinant 
                          et le travail cognitif. J'appelle "recombinants" 
                          les secteurs du capitalisme qui ne sont pas étroitement 
                          liés à une application industrielle précise mais qui 
                          peuvent être rapidement transférés d'un endroit à l'autre, 
                          d'une application industrielle à l'autre, d'un secteur 
                          de l'activité économique à l'autre, etc. Le capital 
                          financier, par exemple, qui joue le rôle principal dans 
                          la politique et la culture des années '90, peut être 
                          qualifié de recombinant. 
                          L'alliance 
                          du travail cognitif et du capital financier a eu des 
                          effets culturels importants tels que l'identification 
                          idéologique du travail et de l'entreprise. On a appris 
                          aux travailleurs à se considérer comme des chefs d'entreprise, 
                          et ce n'était pas tout à fait faux, dans la période 
                          des dotcoms, lorsque le travailleur cognitif pouvait 
                          fonder sa propre entreprise, puisqu'il lui suffisait 
                          d'investir sa force de travail intellectuelle (une idée, 
                          un projet, une formule). Pendant cette période, Geert 
                          Lovink définit la dotcom-mania dans son livre remarquable 
                          Dark Fiber. 
                          Qu'était la dotcom-mania? En raison de la participation 
                          massive au cycle des investissements financiers dans 
                          les années '90, un large processus d'auto-organisation 
                          des travailleurs cognitifs se mis en route. Les travailleurs 
                          cognitifs investirent leur expertise, leurs connaissances 
                          et leur créativité et trouvèrent sur le marché des actions 
                          les moyens de fonder leur entreprise. Pendant quelques 
                          années, la forme de l'entreprise fut le point de rencontre 
                          du capital financier et du travail créatif hautement 
                          productif. L'idéologie libertaire et libérale qui dominait 
                          la cyberculture (américaine) des années '90 idéalisait 
                          le marché en le représentant comme un simple environnement. 
                          Dans cet environnement, aussi naturel que la lutte pour 
                          la survie des plus forts qui permet l'évolution, le 
                          travail trouverait les moyens nécessaires pour gagner 
                          de la valeur et devenir une entreprise. Une fois abandonné 
                          à sa propre dynamique, ce système économique en forme 
                          de réseau était destiné à optimiser les profits économiques 
                          pour tous, tant pour les propriétaires que pour les 
                          travailleurs; ce également parce que la différence entre 
                          les propriétaires et les travailleurs devient de plus 
                          en plus difficile à percevoir quand quelqu'un entre 
                          dans le circuit de production virtuel. Ce modèle, qui 
                          a été théorisé par des auteurs comme Kevin Kelly et 
                          transformé par le magazine Wired 
                          en une sorte d'idéologie numérico-libérale, arrogante 
                          et triomphaliste, fit faillite dans les premières années 
                          du nouveau millénaire, en même temps que la Nouvelle 
                          Economie et une grande partie de l'armée des chefs d'entreprise 
                          cognitifs indépendants qui peuplaient le monde des dotcoms. 
                          Il fit faillite parce que le modèle d'un libre marché 
                          parfait est un mensonge pratique et théorique. Ce qui 
                          favorisait le néolibéralisme à terme, ce n'était pas 
                          le libre marché mais le monopole. Alors que le marché 
                          était idéalisé comme un espace de liberté, dans lequel 
                          la connaissance, l'expertise et la créativité se rencontrent, 
                          la réalité a montré que les grands groupes dominants 
                          travaillent d'une manière qui est très loin d'être libertaire, 
                          qui introduit des automatismes technologiques, s'impose 
                          par le pouvoir de l'argent et des médias et dépossède 
                          finalement de façon éhontée la masse des actionnaires 
                          et des travailleurs cognitifs.  
Dans 
                          la seconde moitié des années '90, une véritable lutte 
                          des classes a eu lieu au sein du circuit de production 
                          de la haute technologie. L'apparition d'Internet a été 
                          marquée par cette lutte. L'issue de la lutte est encore 
                          incertaine pour le moment. L'idéologie d'un marché libre 
                          et naturel s'est certainement révélée être une grossière 
                          erreur. L'idée selon laquelle le marché fonctionne comme 
                          un simple environnement permettant une confrontation, 
                          au même niveau, des idées, des projets, de la qualité 
                          productive et de l'utilité des services, a été balayée 
                          par la cruelle vérité de la guerre menée par les monopoles 
                          contre la masse des travailleurs cognitifs indépendants 
                          et contre la masse quelque peu ridicule des "micro-traders". 
                          La lutte pour la survie n'a pas été gagnée par les meilleurs 
                          et ceux qui avaient eu le plus de succès, mais par ceux 
                          qui avaient pris les armes; l'arme de la violence, du 
                          pillage, du vol systématique et du non-respect des normes 
                          légales et éthiques. L'alliance entre Bush et Gates 
                          a sanctionné la liquidation du marché, et c'est là que 
                          s'est terminée la phase de la lutte interne de la classe 
                          virtuelle. Une partie de la classe virtuelle est entrée 
                          dans le complexe technologico-militaire, une autre partie 
                          (la grande majorité) a été mise à la porte des entreprises 
                          et repoussée à la limite de la prolétarisation manifeste. 
                          Sur le plan culturel surgissent les conditions d'apparition 
                          d'une conscience sociale du cognitariat, et cela pourrait 
                          être le phénomène le plus important des prochaines années, 
                          la seule clé pour une solution au désastre. 
                          Les 
                          "dotcoms" étaient le laboratoire d'entraînement 
                          d'un modèle de production et d'un marché. Finalement, 
                          le marché fut toutefois vaincu et étouffé par les grandes 
                          entreprises, et l'armée des chefs d'entreprises indépendants 
                          et des microcapitalistes fut dévalisée et dissoute. 
                          Ainsi commença une nouvelle phase: les groupes qui avaient 
                          obtenu la suprématie dans le cycle de la netéconomie 
                          s'allient aux groupes dominants de l'Ancienne Economie 
                          (le clan Bush, un représentant de l'industrie du pétrole 
                          et de l'armement), et cette phase indique un blocage 
                          du projet de globalisation. Le néolibéralisme produisit 
                          sa propre négation et ceux qui étaient ses partisans 
                          les plus enthousiastes en devinrent les victimes marginalisées. 
                          
                          Avec 
                          le crash des dotcoms, le travail cognitif s'est éloigné 
                          du capital. Les artisans numériques, qui se sentaient 
                          dans les années '90 comme les chefs de leur propre travail, 
                          reconnaissent maintenant peu à peu qu'ils ont été déçus 
                          et dépossédés, et c'est ce qui formera les conditions 
                          d'une nouvelle conscience des travailleurs cognitifs. 
                          Ces derniers reconnaîtront que, bien qu'ils disposent 
                          de l'ensemble de la force de production, ils ont été 
                          escroqués des fruits de celle-ci par une minorité de 
                          spéculateurs ignorants qui ne sont bons qu'à s'occuper 
                          des aspects légaux et financiers du processus de production. 
                          Le secteur improductif de la classe virtuelle, les avocats 
                          et les comptables s'approprient la plus-value cognitive 
                          des physiciens et des ingénieurs, des chimistes, des 
                          scripteurs et des opérateurs des médias. Ceux-ci peuvent 
                          toutefois se séparer du cadre juridique et financier 
                          du sémio-capitalisme et construire une relation directe 
                          avec la société, avec les utilisateurs: alors commencera 
                          peut-être le processus d'auto-organisation autonome 
                          du travail cognitif. Ce processus est d'ailleurs déjà 
                          en route, comme le montrent les expériences du média-activisme 
                          et la création de réseaux de solidarité pour le travail 
                          migrant. 
                          Nous 
                          avons dû passer par le purgatoire des dotcoms, par l'illusion 
                          d'une fusion du travail et de l'entreprise capitaliste 
                          et ensuite par l'enfer de la récession et de la guerre 
                          sans fin pour voir clairement le problème: d'une part, 
                          le système inutile et obsessif de l'accumulation financière 
                          et de la privatisation du savoir public – l'héritage 
                          de l'ancienne société industrielle. D'autre part, le 
                          travail productif, qui s'inscrit de plus en plus dans 
                          les fonctions cognitives de la société: le travail cognitif 
                          commence à se considérer comme un cognitariat et à fonder 
                          des institutions du savoir, de la créativité, de l'attention, 
                          de l'invention et de l'éducation indépendantes du capital. 
                           
Fractalisation, désespoir et suicide
Dans 
                          la netéconomie, la flexibilisation s'est transformée 
                          en une forme de fractalisation du travail. La fractalisation 
                          signifie la fragmentation des activités temporelles. 
                          Le travailleur n'existe plus en tant que personne. Il 
                          n'est plus que le producteur remplaçable de microfragments 
                          de signes recombinants, entré dans le flux continu du 
                          réseau. Le capital ne paie plus la disponibilité du 
                          travailleur pour l'exploiter pendant une certaine période, 
                          il ne paie plus de salaire qui couvre tout l'éventail 
                          des besoins économiques d'une personne qui travaille. 
                          Le travailleur (une simple machine possédant un cerveau 
                          qui peut être utilisé pendant un fragment de temps) 
                          est payé pour son travail ponctuel, occasionnel, limité 
                          dans le temps. Le temps de travail est fractalisé et 
                          divisé en cellules, cellularisé. Les cellules de temps 
                          peuvent être achetées sur Internet et une grande entreprise 
                          peut en acquérir autant qu'elle le souhaite. Le téléphone 
                          mobile (ou cellulaire) 
                          est l'outil qui caractérise au mieux la relation entre 
                          le travailleur fractal et le capital recombinant. Le 
                          travail cognitif est un océan de fragments de temps 
                          microscopiques, et la division en cellules est la capacité 
                          de recombiner des fragments de temps dans le cadre d'un 
                          seul sémio-produit. Le téléphone mobile peut être considéré 
                          comme la chaîne de montage du travail cognitif. 
                          
                          Voilà 
                          l'effet de la flexibilisation et de la fractalisation 
                          du travail: ce qui était auparavant l'autonomie et le 
                          pouvoir politique des travailleurs est devenu la dépendance 
                          totale du travail cognitif par rapport à l'organisation 
                          capitaliste du réseau global. C'est là le noyau de la 
                          création du sémio-capitalisme. Ce qui était auparavant 
                          un refus du travail est aujourd'hui une dépendance totale 
                          des émotions et de la pensée par rapport au flux de 
                          l'information. Et l'effet est une sorte de crise de 
                          nerfs qui touche l'"esprit" global (mente 
                          globale) et qui a également provoqué ce que nous 
                          appelons couramment le crash des dotcoms. Le crash des 
                          dotcoms et la crise du capitalisme financier de masses 
                          peuvent être compris comme un effet de l'effondrement 
                          de l'investissement économique de désir social. J'utilise 
                          le mot "effondrement" dans un sens non métaphorique, 
                          comme description clinique de ce qui se passe dans l'"esprit" 
                          des sociétés occidentales. J'utilise le mot "effondrement" 
                          pour exprimer un effondrement pathologique réel de l'organisme 
                          psychosocial. Ce que nous avons vu dans la période qui 
                          suivit les signes avant-coureurs du crash économique 
                          pendant les premiers mois du nouveau siècle est un phénomène 
                          psychopathique, l'effondrement de l'"esprit" 
                          global. L'investissement intensif et prolongé du désir 
                          et des énergies mentales et libidineuses dans le travail 
                          a créé l'environnement psychique idéal pour l'effondrement 
                          qui se manifeste à présent dans le domaine de l'économie 
                          par la récession, dans le domaine de la politique par 
                          l'agression militaire et dans le domaine de la culture 
                          sous la forme d'une tendance au suicide de masse.  
                           
L'économie de l'attention est devenue un thème important pendant les premières années du nouveau siècle. Les travailleurs virtuels disposent de toujours moins de temps d'attention, ils sont intégrés dans un nombre croissant de tâches intellectuelles et ils n'ont plus de temps à consacrer à leur propre vie, à l'amour, à la tendresse et à l'affection. Ils prennent du Viagra parce qu'ils n'ont plus de temps pour les préliminaires. La cellularisation a provoqué une sorte d'occupation de la durée de vie. Ses symptômes sont assez évidents: des millions de boîtes de Prozac vendues tous les mois, l'épidémie de troubles de l'attention chez les jeunes, l'utilisation de drogues comme la Ritaline par les écoliers et une épidémie de panique qui s'étend.
Le scénario des premières années du nouveau millénaire semble être marqué par une véritable vague de phénomènes psychopathiques. Le phénomène du suicide s'est étendu bien au-delà des frontières du martyre islamique fanatique. Depuis le 11 septembre, le suicide est devenu un acte politique important sur la scène politique globale. Le suicide agressif ne doit pas être compris comme un simple phénomène de désespoir et d'agression, mais doit être considéré comme une déclaration de fin. La vague de suicides semble suggérer que l'humanité n'a plus de temps et que le désespoir est la manière la plus répandue de réfléchir à l'avenir.
Et maintenant? Je n'ai pas de réponses. Ce que nous pouvons faire, ce n'est que ce que nous faisons déjà: l'auto-organisation du travail cognitif est le seul moyen de dépasser un présent psychopathique. Je ne crois pas que le monde puisse être dominé par la raison. L'utopie des Lumières n'a pas fonctionné. Mais je pense que la diffusion du savoir auto-organisé peut créer un cadre social qui contienne un nombre infini de mondes autonomes. Le processus de création du réseau est si complexe qu'il ne peut être dirigé par la raison humaine. L'"esprit" global est trop complexe pour être reconnu et dominé par des "esprits" subordonnés et limités à un lieu. Nous ne pouvons ni reconnaître, ni contrôler, ni dominer toute la force de l'"esprit" global. Mais nous pouvons diriger le processus singulier de la production d'un monde singulier du social. C'est cela l'autonomie aujourd'hui.