Traduit par Julie Bingen
Non pas sujet, mais subjectivation
Je n'entends pas esquisser ici l'historique du mouvement que l'on nomme "autonomie" mais voudrais expliquer sa spécificité historique par l'étude de quelques concepts tels que le "refus du travail" et la "composition de classes". Les journalistes emploient souvent le mot "operaismo" ("opéraïsme") pour décrire un mouvement politique et philosophique qui fit son apparition en Italie dans les années '60. Je n'aime pas du tout ce concept, parce qu'il réduit la complexité de la réalité sociale au simple fait de la position centrale des ouvriers de l'industrie dans la dynamique sociale de l'époque moderne tardive.
L'origine
de ce mouvement philosophique et politique peut être
située dans les ouvrages de Mario Tronti, Romano Alquati,
Raniero Panzieri et Toni Negri, et son thème central
est l'émancipation de la conception du sujet de Hegel.
Au lieu du sujet historique, hérité de Hegel, nous devrions
parler du processus de subjectivation. La subjectivation
assume le lieu conceptuel du sujet. Cette transformation
du concept est intimement liée à la transformation contemporaine
du paysage philosophique, promue par le post-structuralisme
français. La subjectivation au lieu du sujet; cela signifie
que nous ne nous concentrons pas sur l'identité mais
sur le processus du devenir. Cela signifie également
que le concept de classe sociale n'est pas un concept
ontologique mais qu'il doit être compris comme un concept
vectoriel.
Dans
la pensée autonome, le concept de classe sociale est
redéfini comme un investissement de désirs sociaux,
c'est-à-dire la culture, la sexualité, le refus du travail.
Dans les années '60 et '70, les philosophes qui écrivaient
pour des magazines comme Classe
operaia et Potere
operaio ne parlaient pas d'investissements sociaux
de désir: ils s'exprimaient d'une manière beaucoup plus
léniniste. Mais leur geste philosophique amena une transformation
importante dans le paysage philosophique, avec le passage
de la centralité de l'identité ouvrière à la décentralisation
du processus de subjectivation. Félix Guattari, qui
découvrit l'"opéraïsme" après 1977 et que
les penseurs autonomes ne découvrirent qu'après 1977,
a toujours insisté sur le fait que nous ne devrions
pas parler de sujet mais d'un "processus de subjectivation".
Sur
cette base, nous pouvons également mieux comprendre
la signification du concept du refus du travail. Il
ne signifie pas tant le fait évident que les ouvriers
n'aiment pas se faire exploiter, mais plus que cela.
Il signifie que la restructuration capitaliste, les
changements technologiques et la transformation générale
des institutions sociales sont précisément produits
par l'activité quotidienne du se-soustraire-à-l'exploitation,
ainsi que par le refus de la contrainte de produire
de la plus-value, d'augmenter la valeur du capital et
de diminuer ainsi la valeur de la vie.
Je n'aime pas le concept d'"opéraïsme" en raison de la restriction implicite à une référence sociale étroite (les ouvriers, "operai" en italien), et je préférerais utiliser le concept de "compositionnisme". Le concept de composition sociale ou de la composition de classes, qui a été largement utilisée par les penseurs "opéraïstes", a davantage à voir avec la chimie qu'avec l'histoire de la société.
J'aime
l'idée selon laquelle le lieu où se produit le social
n'est pas le solide et pierreux territoire historique
d'origine hégélienne, mais un environnement chimique
dans lequel la culture, la sexualité, la maladie et
le désir se battent et se rencontrent et modifient continuellement
le panorama. En utilisant le concept de composition,
nous pouvons mieux comprendre ce qui s'est passé en
Italie dans les années '70, et nous pouvons mieux comprendre
ce que signifie l'autonomie: non pas la constitution
d'un sujet, non pas la forte identification des êtres
humains à un destin social, mais le changement continuel
des rapports sociaux, des identifications et désidentifications
sexuelles, et le refus du travail.
Le
refus du travail est précisément généré par la complexité
des investissements sociaux du désir. En conséquence,
l'autonomie désigne le fait que la vie sociale ne dépend
pas seulement des régulations disciplinaires décrétées
par le pouvoir économique, mais qu'elle dépend aussi
des délocalisations, déplacements, replacements et dissolutions
internes qui forment le processus d'auto-composition
d'une société vivante. La lutte, la privation, l'aliénation,
le sabotage – des lignes de fuite du système de domination
capitaliste.
L'autonomie,
c'est l'indépendance du temps social par rapport à la
temporalité du capitalisme. Le refus du travail signifie
tout simplement: "Je ne veux pas aller travailler
parce que je préfère dormir". Mais une telle paresse
est aussi la source de l'intelligence, de la technologie
et du progrès. L'autonomie est l'autorégulation du corps
social, dans son indépendance et dans ses interactions
avec la norme disciplinaire
Autonomie et dérégulation
Il existe un autre aspect de l'autonomie qui a peu été étudiée jusqu'à présent. Le processus d'autonomisation des ouvriers par rapport à leur rôle dans la disciplination a produit un séisme social qui, de son côté, a produit le dérégulation capitaliste. La dérégulation, apparue sur la scène internationale pendant l'ère Thatcher/Reagan, peut donc être considérée comme la réponse capitaliste à l'autonomisation des ouvriers par rapport à l'ordre disciplinaire du travail. Les ouvriers exigeaient leur libération de la régulation capitaliste, et le capital fit de même, mais inversement. La libération de la régulation par l'Etat devint le despotisme économique sur tout le champ social. Les ouvriers exigeaient leur libération de la détention à vie dans la prison de l'usine. La dérégulation y répondit par la flexibilisation et la fractalisation du travail.
Le
mouvement autonome des années '70 mis en route un processus
dangereux mais inéluctable: un processus qui évolua
du refus social face à la domination disciplinaire capitaliste
aux représailles capitalistes, qui prirent la forme
de la dérégulation, de la liberté des entreprises par
rapport à l'Etat, de la destruction des protections
sociales, des licenciements et de l'externalisation
de la production, de la diminution des dépenses sociales,
de l'exonération fiscale et, enfin, de la flexibilisation.
Ce mouvement d'autonomisation déclencha la déstabilisation
du contexte social qui avait vu le jour grâce à la pression,
pendant un siècle, des syndicats et de la régulation
par l'Etat. Devons-nous alors regretter les actes de
sabotage et de désobéissance, d'autonomie, de refus
du travail, étant donné qu'ils semblent avoir provoqué
la dérégulation capitaliste? Absolument pas. Le mouvement
d'autonomie a devancé le mouvement capitaliste, mais
le processus de dérégulation était inscrit dans les
lignes de développement du capitalisme postindustriel
et était une implication naturelle de la restructuration
technologique et de la globalisation de la production.
Il
existe un rapport étroit entre le refus du travail,
l'informatisation des usines, les licenciements, l'externalisation
des emplois et la flexibilisation du travail. Mais cette
relation est beaucoup plus complexe qu'un enchaînement
logique de causes et d'effets. Le processus de dérégulation
était inscrit dans le développement de nouvelles technologies,
qui a permis aux entreprises capitalistes de déclencher
un processus de globalisation.
Un
processus similaire s'est produit pendant la même période
dans le domaine des médias. Pensons simplement aux stations
de radio libres des années '70. Dans l'Italie de l'époque,
il y avait un monopole public, et les émissions radio
libres étaient interdites. En 1975/76, un groupe de
média-activistes commença à créer de petites stations
de radio libres, comme Radio Alice à Bologne. La gauche
traditionnelle (le Parti communiste italien, etc.) dénonça
ces média-activistes et mit en garde contre le risque
d'affaiblir le système médiatique public et d'aplanir
le chemin aux médias privés.
Devrions-nous
penser aujourd'hui que les membres de la gauche étatique
traditionnelle avaient raison? Je ne crois pas, je crois
qu'ils avaient tort à l'époque, étant donné que la fin
des monopoles publics était inéluctable et que la liberté
de parole vaut mieux que des médias centralisés. La
gauche étatique traditionnelle était une force conservatrice
condamnée à disparaître et qui essayait désespérément
de conserver un ancien cadre qui ne pouvait plus avoir
d'avenir dans la nouvelle situation technologique et
culturelle de la transition postindustrielle.
On
peut dire les mêmes choses de la fin de l'empire soviétique
et de ce qu'on appelle le "socialisme réaliste".
Chacun sait que les habitants de la Russie vivaient
probablement mieux il y a 20 ans qu'aujourd'hui et que
la prétendue démocratisation de la société russe a principalement
consisté, jusqu'à présent, en la destruction des mécanismes
de sécurité sociale, ainsi qu'en le déclenchement d'un
cauchemar social de concurrence agressive, de violence
et de corruption économique. Mais la dissolution du
régime socialiste était inévitable, parce que cet ordre
bloquait la dynamique de l'investissement social de
désir et parce que le régime totalitaire empêchait l'innovation
culturelle. La dissolution du régime communiste était
inscrite dans la composition sociale de l'intelligence
collective, dans l'imagination créée par les nouveaux
médias globaux et dans l'investissement collectif de
désir. C'est la raison pour laquelle l'intelligence
démocratique et des forces culturelles dissidentes participèrent
au combat contre les régimes socialistes, tout en sachant
que le capitalisme n'était pas le paradis. A présent,
la loi de la jungle s'est imposée dans l'ancienne société
soviétique avec la dérégulation, et la population fait
l'expérience de l'exploitation, de la misère et de l'humiliation
à un degré inconnu jusque là; mais cette transition
était inévitable et, dans ce sens, elle doit être vue
comme un changement progressiste.
La
dérégulation ne signifie pas uniquement l'émancipation
de l'entreprise privée par rapport à la régulation par
l'Etat et la réduction des dépenses publiques et des
mécanismes de sécurité sociale. Elle signifie également
la flexibilisation croissante du travail. La réalité
de la flexibilisation du travail est l'autre face de
cette forme d'émancipation de la régulation capitaliste.
Il ne faudrait pas sous-estimer le lien entre le refus
du travail et la flexibilisation qui la suivit. Je me
souviens qu'une des idées fortes des prolétaires autonomes,
pendant les années '70, était que la "précarisation
est une bonne chose". La précarisation du travail
est une forme d'autonomie par rapport au travail régulier
continuel, qui dure toute une vie. Dans les années '70,
les gens travaillaient quelques mois, démissionnaient
ensuite pour faire un voyage puis revenaient travailler
quelque temps. C'était possible à une époque de quasi
plein-emploi et d'une culture égalitaire au-delà de
la concurrence et du consumérisme. Cette situation permettait
aux gens de travailler dans leur propre intérêt et non
pas dans l'intérêt capitaliste, mais cela ne pouvait
manifestement pas durer éternellement. L'offensive néolibérale
des années '80 visait à renverser les rapports de force.
La
dérégulation et la flexibilisation du travail furent
l'effet et le renversement de l'autonomie des ouvriers.
Il ne faut pas seulement le reconnaître pour des raisons
historiques. Si nous voulons comprendre ce qui doit
être fait aujourd'hui, à l'époque du travail totalement
flexibilisé, nous devons comprendre comment le capitalisme
a pu prendre le contrôle des désirs sociaux.
Essor et chute de l'alliance du travail cognitif et du capital recombinant
Pendant
ces dernières décennies, l'informatisation des machines
a joué un rôle important dans la flexibilisation du
travail, tout comme l'intellectualisation et l'immatérialisation
dans les cycles de production les plus importants. L'introduction
de nouvelles technologies électroniques et l'informatisation
des cycles de production a ouvert la voie à la création
d'un réseau global de la production d'information, déterritorialisé,
délocalisé et dépersonnalisé. Le sujet du travail a
pu être de plus en plus identifié au réseau global de
la production d'information. Les travailleurs de l'industrie
refusèrent leur rôle au sein de l'usine et obtinrent
leur libération de la domination capitaliste. Mais cette
situation amena les capitalistes à investir dans des
technologies à faible intensité de travail et à modifier
la composition technique du processus de travail pour
mettre à la porte les ouvriers bien organisés et pour
mettre en place une nouvelle organisation du travail
qui pouvait être davantage flexible.
L'intellectualisation
et l'immatérialisation du travail sont un aspect des
changements sociaux des modes de production. La globalisation
planétaire est l'autre aspect. L'immatérialisation et
la globalisation sont subsidiaires et complémentaires.
La globalisation a en effet un côté très matériel parce
que le travail industriel, à l'ère postindustrielle,
ne disparaît pas simplement mais migre vers les zones
géographiques où il est possible de payer des salaires
peu élevés et où les régulations sont insuffisamment
appliquées.
Dans
le dernier numéro du magazine Classe
operaia de 1967, Mario Tronti écrivait que le phénomène
le plus important des prochaines décennies serait l'évolution
de la classe ouvrière au niveau global et planétaire.
Cette intuition ne se fondait pas sur une analyse du
processus de production capitaliste, mais sur la compréhension
de la transformation de la composition sociale du travail.
La globalisation et l'informatisation pouvaient être
prévues comme un effet du refus du travail dans les
pays occidentaux capitalistes. Pendant les deux dernières
décennies du vingtième siècle, nous avons été témoins
d'une sorte d'alliance entre le capital recombinant
et le travail cognitif. J'appelle "recombinants"
les secteurs du capitalisme qui ne sont pas étroitement
liés à une application industrielle précise mais qui
peuvent être rapidement transférés d'un endroit à l'autre,
d'une application industrielle à l'autre, d'un secteur
de l'activité économique à l'autre, etc. Le capital
financier, par exemple, qui joue le rôle principal dans
la politique et la culture des années '90, peut être
qualifié de recombinant.
L'alliance
du travail cognitif et du capital financier a eu des
effets culturels importants tels que l'identification
idéologique du travail et de l'entreprise. On a appris
aux travailleurs à se considérer comme des chefs d'entreprise,
et ce n'était pas tout à fait faux, dans la période
des dotcoms, lorsque le travailleur cognitif pouvait
fonder sa propre entreprise, puisqu'il lui suffisait
d'investir sa force de travail intellectuelle (une idée,
un projet, une formule). Pendant cette période, Geert
Lovink définit la dotcom-mania dans son livre remarquable
Dark Fiber.
Qu'était la dotcom-mania? En raison de la participation
massive au cycle des investissements financiers dans
les années '90, un large processus d'auto-organisation
des travailleurs cognitifs se mis en route. Les travailleurs
cognitifs investirent leur expertise, leurs connaissances
et leur créativité et trouvèrent sur le marché des actions
les moyens de fonder leur entreprise. Pendant quelques
années, la forme de l'entreprise fut le point de rencontre
du capital financier et du travail créatif hautement
productif. L'idéologie libertaire et libérale qui dominait
la cyberculture (américaine) des années '90 idéalisait
le marché en le représentant comme un simple environnement.
Dans cet environnement, aussi naturel que la lutte pour
la survie des plus forts qui permet l'évolution, le
travail trouverait les moyens nécessaires pour gagner
de la valeur et devenir une entreprise. Une fois abandonné
à sa propre dynamique, ce système économique en forme
de réseau était destiné à optimiser les profits économiques
pour tous, tant pour les propriétaires que pour les
travailleurs; ce également parce que la différence entre
les propriétaires et les travailleurs devient de plus
en plus difficile à percevoir quand quelqu'un entre
dans le circuit de production virtuel. Ce modèle, qui
a été théorisé par des auteurs comme Kevin Kelly et
transformé par le magazine Wired
en une sorte d'idéologie numérico-libérale, arrogante
et triomphaliste, fit faillite dans les premières années
du nouveau millénaire, en même temps que la Nouvelle
Economie et une grande partie de l'armée des chefs d'entreprise
cognitifs indépendants qui peuplaient le monde des dotcoms.
Il fit faillite parce que le modèle d'un libre marché
parfait est un mensonge pratique et théorique. Ce qui
favorisait le néolibéralisme à terme, ce n'était pas
le libre marché mais le monopole. Alors que le marché
était idéalisé comme un espace de liberté, dans lequel
la connaissance, l'expertise et la créativité se rencontrent,
la réalité a montré que les grands groupes dominants
travaillent d'une manière qui est très loin d'être libertaire,
qui introduit des automatismes technologiques, s'impose
par le pouvoir de l'argent et des médias et dépossède
finalement de façon éhontée la masse des actionnaires
et des travailleurs cognitifs.
Dans
la seconde moitié des années '90, une véritable lutte
des classes a eu lieu au sein du circuit de production
de la haute technologie. L'apparition d'Internet a été
marquée par cette lutte. L'issue de la lutte est encore
incertaine pour le moment. L'idéologie d'un marché libre
et naturel s'est certainement révélée être une grossière
erreur. L'idée selon laquelle le marché fonctionne comme
un simple environnement permettant une confrontation,
au même niveau, des idées, des projets, de la qualité
productive et de l'utilité des services, a été balayée
par la cruelle vérité de la guerre menée par les monopoles
contre la masse des travailleurs cognitifs indépendants
et contre la masse quelque peu ridicule des "micro-traders".
La lutte pour la survie n'a pas été gagnée par les meilleurs
et ceux qui avaient eu le plus de succès, mais par ceux
qui avaient pris les armes; l'arme de la violence, du
pillage, du vol systématique et du non-respect des normes
légales et éthiques. L'alliance entre Bush et Gates
a sanctionné la liquidation du marché, et c'est là que
s'est terminée la phase de la lutte interne de la classe
virtuelle. Une partie de la classe virtuelle est entrée
dans le complexe technologico-militaire, une autre partie
(la grande majorité) a été mise à la porte des entreprises
et repoussée à la limite de la prolétarisation manifeste.
Sur le plan culturel surgissent les conditions d'apparition
d'une conscience sociale du cognitariat, et cela pourrait
être le phénomène le plus important des prochaines années,
la seule clé pour une solution au désastre.
Les
"dotcoms" étaient le laboratoire d'entraînement
d'un modèle de production et d'un marché. Finalement,
le marché fut toutefois vaincu et étouffé par les grandes
entreprises, et l'armée des chefs d'entreprises indépendants
et des microcapitalistes fut dévalisée et dissoute.
Ainsi commença une nouvelle phase: les groupes qui avaient
obtenu la suprématie dans le cycle de la netéconomie
s'allient aux groupes dominants de l'Ancienne Economie
(le clan Bush, un représentant de l'industrie du pétrole
et de l'armement), et cette phase indique un blocage
du projet de globalisation. Le néolibéralisme produisit
sa propre négation et ceux qui étaient ses partisans
les plus enthousiastes en devinrent les victimes marginalisées.
Avec
le crash des dotcoms, le travail cognitif s'est éloigné
du capital. Les artisans numériques, qui se sentaient
dans les années '90 comme les chefs de leur propre travail,
reconnaissent maintenant peu à peu qu'ils ont été déçus
et dépossédés, et c'est ce qui formera les conditions
d'une nouvelle conscience des travailleurs cognitifs.
Ces derniers reconnaîtront que, bien qu'ils disposent
de l'ensemble de la force de production, ils ont été
escroqués des fruits de celle-ci par une minorité de
spéculateurs ignorants qui ne sont bons qu'à s'occuper
des aspects légaux et financiers du processus de production.
Le secteur improductif de la classe virtuelle, les avocats
et les comptables s'approprient la plus-value cognitive
des physiciens et des ingénieurs, des chimistes, des
scripteurs et des opérateurs des médias. Ceux-ci peuvent
toutefois se séparer du cadre juridique et financier
du sémio-capitalisme et construire une relation directe
avec la société, avec les utilisateurs: alors commencera
peut-être le processus d'auto-organisation autonome
du travail cognitif. Ce processus est d'ailleurs déjà
en route, comme le montrent les expériences du média-activisme
et la création de réseaux de solidarité pour le travail
migrant.
Nous
avons dû passer par le purgatoire des dotcoms, par l'illusion
d'une fusion du travail et de l'entreprise capitaliste
et ensuite par l'enfer de la récession et de la guerre
sans fin pour voir clairement le problème: d'une part,
le système inutile et obsessif de l'accumulation financière
et de la privatisation du savoir public – l'héritage
de l'ancienne société industrielle. D'autre part, le
travail productif, qui s'inscrit de plus en plus dans
les fonctions cognitives de la société: le travail cognitif
commence à se considérer comme un cognitariat et à fonder
des institutions du savoir, de la créativité, de l'attention,
de l'invention et de l'éducation indépendantes du capital.
Fractalisation, désespoir et suicide
Dans
la netéconomie, la flexibilisation s'est transformée
en une forme de fractalisation du travail. La fractalisation
signifie la fragmentation des activités temporelles.
Le travailleur n'existe plus en tant que personne. Il
n'est plus que le producteur remplaçable de microfragments
de signes recombinants, entré dans le flux continu du
réseau. Le capital ne paie plus la disponibilité du
travailleur pour l'exploiter pendant une certaine période,
il ne paie plus de salaire qui couvre tout l'éventail
des besoins économiques d'une personne qui travaille.
Le travailleur (une simple machine possédant un cerveau
qui peut être utilisé pendant un fragment de temps)
est payé pour son travail ponctuel, occasionnel, limité
dans le temps. Le temps de travail est fractalisé et
divisé en cellules, cellularisé. Les cellules de temps
peuvent être achetées sur Internet et une grande entreprise
peut en acquérir autant qu'elle le souhaite. Le téléphone
mobile (ou cellulaire)
est l'outil qui caractérise au mieux la relation entre
le travailleur fractal et le capital recombinant. Le
travail cognitif est un océan de fragments de temps
microscopiques, et la division en cellules est la capacité
de recombiner des fragments de temps dans le cadre d'un
seul sémio-produit. Le téléphone mobile peut être considéré
comme la chaîne de montage du travail cognitif.
Voilà
l'effet de la flexibilisation et de la fractalisation
du travail: ce qui était auparavant l'autonomie et le
pouvoir politique des travailleurs est devenu la dépendance
totale du travail cognitif par rapport à l'organisation
capitaliste du réseau global. C'est là le noyau de la
création du sémio-capitalisme. Ce qui était auparavant
un refus du travail est aujourd'hui une dépendance totale
des émotions et de la pensée par rapport au flux de
l'information. Et l'effet est une sorte de crise de
nerfs qui touche l'"esprit" global (mente
globale) et qui a également provoqué ce que nous
appelons couramment le crash des dotcoms. Le crash des
dotcoms et la crise du capitalisme financier de masses
peuvent être compris comme un effet de l'effondrement
de l'investissement économique de désir social. J'utilise
le mot "effondrement" dans un sens non métaphorique,
comme description clinique de ce qui se passe dans l'"esprit"
des sociétés occidentales. J'utilise le mot "effondrement"
pour exprimer un effondrement pathologique réel de l'organisme
psychosocial. Ce que nous avons vu dans la période qui
suivit les signes avant-coureurs du crash économique
pendant les premiers mois du nouveau siècle est un phénomène
psychopathique, l'effondrement de l'"esprit"
global. L'investissement intensif et prolongé du désir
et des énergies mentales et libidineuses dans le travail
a créé l'environnement psychique idéal pour l'effondrement
qui se manifeste à présent dans le domaine de l'économie
par la récession, dans le domaine de la politique par
l'agression militaire et dans le domaine de la culture
sous la forme d'une tendance au suicide de masse.
L'économie de l'attention est devenue un thème important pendant les premières années du nouveau siècle. Les travailleurs virtuels disposent de toujours moins de temps d'attention, ils sont intégrés dans un nombre croissant de tâches intellectuelles et ils n'ont plus de temps à consacrer à leur propre vie, à l'amour, à la tendresse et à l'affection. Ils prennent du Viagra parce qu'ils n'ont plus de temps pour les préliminaires. La cellularisation a provoqué une sorte d'occupation de la durée de vie. Ses symptômes sont assez évidents: des millions de boîtes de Prozac vendues tous les mois, l'épidémie de troubles de l'attention chez les jeunes, l'utilisation de drogues comme la Ritaline par les écoliers et une épidémie de panique qui s'étend.
Le scénario des premières années du nouveau millénaire semble être marqué par une véritable vague de phénomènes psychopathiques. Le phénomène du suicide s'est étendu bien au-delà des frontières du martyre islamique fanatique. Depuis le 11 septembre, le suicide est devenu un acte politique important sur la scène politique globale. Le suicide agressif ne doit pas être compris comme un simple phénomène de désespoir et d'agression, mais doit être considéré comme une déclaration de fin. La vague de suicides semble suggérer que l'humanité n'a plus de temps et que le désespoir est la manière la plus répandue de réfléchir à l'avenir.
Et maintenant? Je n'ai pas de réponses. Ce que nous pouvons faire, ce n'est que ce que nous faisons déjà: l'auto-organisation du travail cognitif est le seul moyen de dépasser un présent psychopathique. Je ne crois pas que le monde puisse être dominé par la raison. L'utopie des Lumières n'a pas fonctionné. Mais je pense que la diffusion du savoir auto-organisé peut créer un cadre social qui contienne un nombre infini de mondes autonomes. Le processus de création du réseau est si complexe qu'il ne peut être dirigé par la raison humaine. L'"esprit" global est trop complexe pour être reconnu et dominé par des "esprits" subordonnés et limités à un lieu. Nous ne pouvons ni reconnaître, ni contrôler, ni dominer toute la force de l'"esprit" global. Mais nous pouvons diriger le processus singulier de la production d'un monde singulier du social. C'est cela l'autonomie aujourd'hui.