Traduit par Yasemin Vaudable
Il a déjà été discuté longuement et en détail de la notion de public et de la sphère publique (Calhoun 1999, Frazer 1999, Marchart 1998 et les contributions y afférentes dans ce volume). Dans cette contribution, l'on tentera d'examiner l'espace public de par sa spécificité en tant que lieu concret, réel ainsi que citadin. Dans ce cadre, la Grand' Place de la ville de Mexico servira d'exemple étudié sur la base de quelques thèses concernant le public ainsi que l'espace, et témoignant de la signification d'un tel espace public réel comme espace de négociation disputé.[1]
Le public en tant qu'invention collective
Selon
l'acception classique du terme, le public, d'après Richard
Sennett, est l'espace dans lequel l'on est exposé au
regard examinateur de tout un chacun, l'espace dans
lequel il y a des acteurs et des spectateurs et où l'on
est en même temps observateur et observé (Sennett 1986).
L'espace citadin constitue l'espace dans lequel se reflète
le rapport entre individu et société. C'est là que,
selon Georg Simmel, se manifeste la mentalité urbaine
caractérisée par une attitude distante et réservée mais
aussi par une complexité des rapports et des situations
(Simmel 1984). L'espace public offre la possibilité
de disparaître dans l'anonymat et de se fondre dans
la masse, mais aussi de s'identifier à un groupe. Le
rassemblement de personnes étrangères ou partageant
les mêmes idées révèle un principe-clé de l'espace public:
il a quelque chose de commun et il est porté ou utilisé
par une collectivité (Frazer 1999).[2]
Armando Silva, spécialiste en sciences de la communication
d'origine colombienne, dit que l'espace public est un
point de repère à partir duquel il est toujours possible,
malgré l'abandon par l'Etat de ses obligations sociales,
de parler d'un espace collectif outre les intérêts personnels
ou économiques. Ce n'est selon lui qu'à partir de cet
espace qu'il est possible de développer des processus
collectifs, puisque le public est finalement une invention
collective (Silva 2003: 25).
La
manière dont une telle collectivité se compose peut
cependant fortement différer d'un cas à l'autre. Zygmunt
Baumann distingue les formes suivantes de collectivités:
le "rassemblement mobile" – une coexistence
dans des rues animées ou sur des places –, le "rassemblement
stationnaire" – dans la salle d'attente où un amassement
de personnes étrangères les unes aux autres se partagent
un espace limité –, le "rassemblement temporaire"
sur un lieu de travail, le "rassemblement manifeste"
d'une masse la plus grande possible dans l'espace (stade
de football), et le "rassemblement postulé",
qui se réfère à la construction d'identités déterminées
(nations, races, classes) (Baumann 1997: 76 s.).
Cette liste révèle des indices renvoyant aux différentes
significations du public par rapport à l'espace (rue,
salle d'attente, stade de football); en même temps,
ces endroits et ces critères du public renvoient aussi
à des approches possibles permettant d'analyser l'espace
public et la manière dont on se l'approprie.
L'espace urbain et le public
L'espace
publique se voit utilisé de différentes façons dans
le temps, il ne se caractérise pas par la stabilité
et la continuité mais par le fait d'être procédural
et situationnel. Il est ainsi un espace de négociation
disputé aussi bien du point de vue matériel que discursif.
Il est constitué, utilisé et négocié par des groupements
hétérogènes et des publics partiels. Ce sont la rencontre
et la négociation continuelles de différents intérêts
et conceptions de valeurs, d'attributions de significations
– parfois aussi contradictoires – qui constituent des
espaces publics. En ce sens, l'existence de l'espace
public est aussi une caractéristique fondamentale et
une condition préalable de l'urbain.
Une
ville en tant que structure complexe est constituée
de différents endroits, institutions et acteurs, activités
et discours. Un espace urbain est ainsi un espace physique,
social et discursif. L'espace physique se réfère à l'environnement
construit, l'agencement de l'infrastructure et l'architecture.
D'un point de vue élémentaire, c'est le matériel (béton,
verre, acier, briques, sable, plastic, asphalte) qui
importe. Le matériel caractérise, du point de vue d'une
surface sociale aussi, un lieu concret et détermine
tant des interactions que des sons et des odeurs. L'espace
social se réfère, d'un point de vue scénique, à l'espace
comme scène sur laquelle ont lieu des actions et des
activités. Des acteurs remplissent l'espace de leurs
actions, ils négocient la manière de s'approprier et
d'interpréter la ville ainsi que les images et les visions
qu'ils ont de cette dernière. L'espace social reflète
l'ordre social et ses institutions sous forme de modes
spécifiques d'interactions et de communications. L'espace
discursif renvoie aux idées de ville et d'urbanité qui
sont à la base des actions. Il se réfère néanmoins aussi
à la représentation de l'espace et à son image. Ce n'est
qu'à travers la relation dialectique entre construction
matérielle, pratique sociale et représentation que les
lieux urbains concrets sont crées (Harvey 1993: 17).
L'espace urbain n'est donc pas simplement une somme
de rapports entre formes et pratiques mais il constitue
en même temps une condition à la reproduction du quotidien
urbain. Cet espace est aussi toujours rempli de pouvoir
et d'idéologie.
Mais que signifie l'espace public réel en tant que lieu négociable de pratique quotidienne? Et quelle est son apparence? Comment est-il perçu, utilisé et rempli du jeu de ses acteurs? Je tenterai de répondre à ces questions portant sur les caractéristiques de l'espace public comme espace de négociation en me référant à une place concrète à Mexico.
Zócalo – Milieu vide de Mexico
Avec
ses 20 millions d'habitants, Mexico est une des plus
grandes villes du monde. Dans les années 90 encore,
le nom de la métropole engendrait des visions d'horreur
d'explosions démographiques, de catastrophes environnementales
et de non-gouvernabilité. Mexico tenait lieu d'image
des limites de la croissance de villes et du chaos urbain.
Aujourd'hui, la métropole est vu sous un autre angle,
avec intérêt pour l'appropriation des espaces, pour
l'organisation de la survie quotidienne et la signification
de structures spontanées de la pratique quotidienne.
A Mexico, l'on trouve un système d'utilisations improvisées
de l'espace et du temps, bricolé par les habitants et
organisant le flux quotidien de marchandises, d'interactions
et d'informations. Il est impossible d'imaginer que
la ville puisse fonctionner sans ces structures informelles.
Le chaos, le spontané, le temporaire empêchent la ville,
semble-t-il, d'être engloutie par elle-même.
Le
Zócalo est la place principale située dans le centre
historique de la métropole de Mexico. Après avoir conquis
la ville, les Espagnols construisirent au 16ème
siècle leurs bâtiments de représentation sur le centre
cérémonial anéanti des Aztèques: la cathédrale sur les
ruines du temple, le palais du vice-roi sur le palais
du dernier empereur des Aztèques. L'espace libre entre
les bâtiments, la place en dehors des anciennes murailles
du temple, devint le nouveau centre de pouvoir de la
ville coloniale. Jusqu'au début du 20ème
siècle, cette place était le centre fonctionnel de la
ville. Avec l'immense croissance de la ville durant
la deuxième moitié du 20ème siècle apparaissent
de nouveaux centres fonctionnels dans la zone métropolitaine.
Le Zócalo reste le centre tout en gagnant de plus en
plus de signification symbolique. Après qu'à la fin
des années 50 l'espace vert de la place fût bétonné,
le centre de la ville devint un terrain désert d'une
surface de 240 mètres sur 240. Le centre physiquement
vide est impressionnant mais aussi inquiétant, comme
s'il devait sans cesse être rempli de quelque chose.
Le "centre vide" ouvre un espace à charger
de symboles, à remplir de manifestations de pouvoir
et de récits infiniment nombreux. La place publique
est sans cesse réoccupée, rétablie, renégociée et redisputée.
Pendant
des années, le Zócalo fut réservée à la manifestation
du pouvoir de l'Etat. Il existe un calendrier annuel
qui retrace jusqu'aujourd'hui les cérémonies et les
activités officielles réalisées sur la place par le
gouvernement ou l'armée. Un de ces événements est le
rituel quotidien de drapeau. Au centre de la surface
de béton du Zócalo se dresse un mât de 50 m de
haut avec un immense drapeau national du Mexique. Tôt
le matin, le drapeau est hissé, et tous les soirs à
six heures, il est redescendu avec, en accompagnement,
un rituel militaire. Pendant cette cérémonie, des passants
et des spectateurs suivent des yeux des dignitaires
militaires, des soldats et la police militaire qui traversent
la place au rythme de l'hymne national dans un carré
barricadé. Aussitôt que les derniers soldats ont disparu
avec le drapeau dans le palais national, la délimitation
stricte de la place se défait et les gens affluent de
nouveau sur cette dernière en la traversant dans tous
les sens. Ensuite cependant, comme s'ils étaient attirés
par un aimant, ils s'orientent vers de nouveaux cercles
autour d'artistes de rue, qui reprennent simultanément
leur spectacle, ou bien ils se bousculent dans les entrées
de métro.
Un
autre exemple d'une telle occupation symbolique et nationale
de cet espace publique est la parade de commémoration
de la révolution mexicaine du 20 Novembre. A cette occasion,
la place est décorée plusieurs jours à l'avance et l'on
y place des estrades et des tribunes. Le jour de l'événement,
le centre est barricadé dans un périmètre étendu, l'accès
au Zócalo n'étant réservé qu'à quelques spectateurs
sélectionnés. Depuis le balcon du palais national et
les tribunes réservées, les représentants du pays saluent
les groupes de sportifs qui défilent. La surface même
reste complètement vide pendant le spectacle, ce qui
met davantage en exergue l'immensité de la place. Le
Zócalo est certes le centre de l'événement, mais il
se distingue clairement de la routine quotidienne de
par l'organisation stricte dont il fait l'objet à ce
moment. En effet, les acteurs habituels que l'on y voit
d'ordinaire tels que les passants et les marchands ambulants
en ont disparu. Leur absence et le vide reflètent la
formalisation, la réglementation et le contrôle de l'espace
public. Le Zócalo sert, à ce moment, à situer matériellement
et symboliquement le pouvoir politique.
Le
Zócalo est continuellement restructuré, recréé et carrément
mis en scène avec de nouveaux éléments selon la représentation
et l'événement: elle est meublée tantôt de tentes pour
des réunions, tantôt de longues rangées de chaises,
d'estrades, de tribunes ou d'immenses calicots. La place
devient une scène occupée de manière tout à fait unique
à chacun des groupes acteurs.
Une
des façons de s'approprier l'espace aussi de manière
matérielle est celle pratiquée par les marchands ambulants,
qui montent chaque jour leurs étalages au bord de la
place, ainsi que partout ailleurs dans la ville. Des
systèmes d'emballage astucieux et finement réfléchis
font sortir d'un paquet sur une brouette toute une cuisine
mobile, un magasin de vêtements ou d'outils. Chaque
étalage est pourvu d'un toit de bâches en plastique,
relié aux autres par des fils et raccordé au circuit
électrique de la ville par un câble électrique provisoire
attaché à un lampadaire. Dans le centre historique de
la ville surtout, ce marché informel engendre régulièrement
des confrontations parfois violentes entre les commerçants,
les syndicats des marchands ambulants, les responsables
politiques municipaux et les agents de police.[3]
Toutefois, le Zócalo est aussi un lieu d'événements culturels. En effet, un cinéma en plein air y est régulièrement organisé, des concerts de musique classique y sont donnés et des pièces de théâtre y sont jouées, des expositions de beaux arts y ont lieu, ainsi que des séances d'information et des raves. Dans l'esprit de "la calle para todos" (la rue pour tous), le premier gouvernement municipal élu avait, dans les dernières années, organisé des activités lors desquelles des vedettes en visite à Mexico telles que Compay Segundo, Tigres del Norte, Manu Chao ou des DJs populaires de Berlin jouaient gratuitement.
Et
finalement, le Zócalo est aussi le but de manifestations.
"Tomar el Zócalo", qui est depuis les
années soixante le cri de guerre des mouvements politiques
oppositionnels, peut être traduit le mieux par "prendre
le Zócalo". L'appel à occuper la place et à la
remplir des contenus qu'on soutenait, constituait encore
à cette époque une véritable provocation car le Zócalo
était jusqu'alors le seul lieu de représentation du
pouvoir hégémonique de l'État. Il était tabou pour les
groupes détracteurs du gouvernement, un espace interdit
en quelque sorte. Ce n'est qu'avec les mouvements d'étudiants
de 1968 et 1984 que la place devint un lieu de manifestation
de non-conformité face à la politique officielle. Jusqu'aujourd'hui,
une des manifestations les plus radicales – qui, contrairement
à la plupart des autres manifestations, est majoritairement
organisée et réalisée par des étudiants et des jeunes
– est celle qui se déroule le jour de la commémoration
du massacre du 2 octobre 1968. Ce jour-là, après une
manifestation d'étudiants, plus de 300 personnes furent
tuées par des militaires mexicains sur la "Place
des Trois Cultures".
Aujourd'hui,
des centaines de manifestations, dont le but est presque
toujours le Zócalo, ont lieu à Mexico en l'espace d'une
année. Outre les manifestations de masses des syndicats
indépendants du 1er Mai, les manifestations de solidarité
pour le soutien des exigences du mouvement néo-zapatiste
des EZLN ou les mouvements de quartiers du Movimiento
Urbano Popular, il y a d'innombrables petites manifestations
d'écoliers pour plus de bourses, d'infirmières pour
de meilleures conditions de travail, d'habitants de
banlieues pour l'approvisionnement de leurs quartiers
en eau et en électricité.
Une
forme de manifestation habituelle est la construction
de camps. En général, ce sont des groupes venant de
la province à la capitale pour faire part de leurs problèmes
aux responsables et à l'opinion publique. Pendant quelques
semaines, ils occupent l'espace public, jusqu'à ce qu'au
terme de négociations plus ou moins fructueuses, les
groupes quittent les lieux de leur propre gré ou que
le camp soit dispersé par la voie de la violence. Certains
groupes s'installent dans des rues adjacentes du centre,
d'autres investissent directement le Zócalo. L'on construit
des tentes et des cuisines provisoires à partir de bâches
en plastique, l'on pend du linge à sécher sur les cordes
des tentes, l'on aménage des toilettes autour de plaques
d'égouts. Lors de la traversée habituelle du Zócalo,
on se retrouve soudain, avec la construction d'une propre
ville temporaire et mobile en plein centre ville, engagé
dans des voies sans issue, entre des fils à sécher le
linge, parmi des gens qui dorment et d'immenses casseroles.
Par cette forme d'appropriation, d'autres formes d'utilisation
sont exclues; il n'est par exemple pas possible de réaliser
la cérémonie de drapeau quotidienne. Le mât du drapeau
change au contraire de fonction pour devenir un poteau
auquel sont attachés les fils fixant les bâches de tentes.
En habitant l'espace public avec le campement et en
remettant en question les catégories habituelles "privé"
et "public", les habitants temporaires de
la place interrompent le flux quotidien de la vie urbaine.
Literatur
Baumann, Zygmunt: Flaneure, Spieler und Touristen – Essays zu postmodernen Lebensformen. Hamburg 1997
Calhoun, Craig (Hg.): Habermas and the Public Sphere. Cambridge 1999
Fraser, Nancy: Rethinking the Public Sphere: A Contribution to the Critique of Actually Existing Democracy. In: Craig Calhoun (Hg.), Habermas and the Public Sphere. Cambridge 1999, pp. 109-142
Harvey, David: From Space to Place and Back Again: Reflections on the Conditions of Postmodernity. In: Bird, Jon et al. (Hg.), Mapping the Futures. London 1993
Marchart, Oliver: Kunst, Raum und Öffentlichkeit(en). Einige grundsätzliche Anmerkungen zum schwierigen Verhältnis von Public Art, Urbanismus und politischer Theorie. http://www.eipcp.net/diskurs/d07/text/marchart_prepublic_de.html Oktober 1998
Sennett, Richard: Verfall und Ende des öffentlichen Lebens. Die Tyrannei der Intimität. Frankfurt/M. 1986
Silva, Armando (Hg.): Urban Imaginaries from Latin America. Documenta11. Osfildern-Ruit 2003
Simmel, Georg: Die Großstädte und das Geistesleben. In: Das Individuum und die Freiheit. Essais. Berlin 1984
Wildner, Kathrin: Zócalo – Die Mitte der Stadt Mexiko. Ethnographie eines Platzes. Berlin 2003
[1] Je me réfère ici à mon travail éthnographique sur le Zócalo de la ville de Mexico, cf. Wildner 2003.
[2] Selon Nancy Fraser, l'on peut dégager les caractéristiques suivantes dans les aspects politiques et les connotations de ce qui est public: l'espace public se rapporte à l'Etat et il est communal; il est accessible à tous; il concerne tous; il est un bien commun, voire un intérêt commun (cf. Fraser 1999). L'on ajoutera que lorsqu'il est question de public, il s'agit aussi toujours de certaines règles, réglementations et mécanismes de contrôle, qui sont d'application dans l'espace public.
[3] Le commerce ambulant est une lutte quotidienne pour l'utilisation de l'espace public, que Legoretta, le maire en fonction en 1998, a décrit comme étant un conflit impossible à résoudre. Les méthodes appliquées par ses prédécesseurs telles que, par exemple, la construction de halles ou des contrôles de police constamment répétés et de véritables descentes de police, menèrent soit à ce que les parties vidées des rues soient rapidement occupées à nouveau par des marchands ambulants soit à ce que des chaînes de fast food internationales s'accaparent ces larges voies piétonnes en y plaçant des tables en plastique pour en faire une extension de leur restaurant. Legoretta vit une seule issue possible: remplir de nouveaux contenus l'espace public reconquis par les marchands ambulants. Il constata que l'endiguement du phénomène de commerce ambulant ne fonctionne que si les riverains s'investissent dans une utilisation concrète et locale de l'espace devenu libre, sous forme de terrain de jeu ou de parc par exemple, et qu'ils se sentent par là même responsables de cet espace.