Traduit par Julie Bingen
Aussi 
                          familier que puisse nous être le concept d'être-public 
                          ou de publicité (Öffentlichkeit) 
                          comme catégorie centrale de la modernité politique, 
                          sa compréhension exacte continue cependant de soulever 
                          toute une série de difficultés. Celles-ci deviennent 
                          déjà évidentes lorsqu'il s'agit de traduire dans d'autres 
                          langues le mot allemand "Öffentlichkeit" – 
                          qui, pour sa part, s'est établi dans sa signification 
                          politico-sociale marquée comme traduction du mot français 
                          "publicité" à la fin du 18e siècle; 
                          ainsi, l'anglais (et l'on pourrait dire plus ou moins 
                          la même chose du français) propose comme traductions 
                          de "Öffentlichkeit" dans certains contextes 
                          les mots "public" et "publicity"; 
                          là où "Öffentlichkeit" est utilisé pour qualifier 
                          une catégorie générale d'organisation sociale, on préfère 
                          cependant employer le plus souvent "public sphere" 
                          ou "public space". Cela renvoie d'une part 
                          à une certaine ambiguïté du mot allemand. Mais, d'autre 
                          part, un autre problème se manifeste par là: la traduction 
                          de "Öffentlichkeit" par "public sphere" 
                          fait en effet disparaître un niveau de signification 
                          pourtant central de l'idée moderne de l'Öffentlichkeit 
                          – à savoir le fait qu'elle désigne dans la modernité 
                          politique non seulement une catégorie, 
                          mais surtout un principe 
                          d'organisation sociale, c'est-à-dire le fait qu'il ne 
                          s'agisse pas simplement d'une "sphère" donnée 
                          (ou d'une pluralité de sphères) des sociétés modernes, 
                          quelle que soit sa structure, mais qu'elle soit un mode 
                          central de leur organisation et de leur constitution. 
                          
                          C'est 
                          ce problème, la question de la constitution sociale 
                          de la "publicité", que je prendrai comme point 
                          de départ du présent texte. Bien entendu, il ne s'agit 
                          pas seulement de reconstituer la signification de "publicité" 
                          en tant que principe d'organisation sociale, mais d'attirer 
                          en même temps l'attention sur les conditions d'une certaine 
                          disparition de cette signification de "publicité". 
                          Une disparition qui, du reste, se manifeste de façon 
                          symptomatique par le fait que, dans le langage courant, 
                          se superposent largement au mot anglais "publicity" 
                          (tout comme au mot français "publicité"), 
                          qui, dans les contextes de la théorie politique, revêt 
                          bien la signification d'un principe d'organisation sociale, 
                          des significations liées aux domaines de la réclame, 
                          du marketing ou des industries d'attention médiatiques. 
                          
                          De 
                          telles observations font conclure à un enchevêtrement 
                          difficilement démêlable de l'"histoire idéale" 
                          du concept 
                          théorique de publicité et de l'"histoire réelle" 
                          de l'évolution, traversée de crises, de structures 
                          dans lesquelles la "publicité" a, à différentes 
                          époques, été concrètement opérante ou encore menacée, 
                          voire pervertie comme principe d'organisation sociale. 
                          Vu ce double arrière-plan, on pourrait écrire, à partir 
                          d'une histoire du principe de publicité, toute une histoire 
                          de l'époque moderne. A la fin provisoire de cette histoire 
                          se trouvent une série de phénomènes caractéristiques, 
                          justifiant à nouveau aujourd'hui le fait que l'on parle 
                          d'une crise de la publicité: des nouvelles structures 
                          cloisonnées de camps à la Guantánamo Bay jusqu'aux "lointains" 
                          sweat shops, à l'écart des grands flots d'informations, 
                          dans les pays de ce que l'on appelle le "tiers-monde"; 
                          du transfert des processus politiques de décision des 
                          parlements vers des organisations transnationales dirigées 
                          par les intérêts des grands groupes jusqu'au fait que 
                          des contextes d'expériences migratoires se trouvent 
                          systématiquement éclipsés ou déformés tandis que la 
                          force de travail des migrants est parallèlement intégrée 
                          dans les appareils de production économique. 
                          Tous 
                          ces phénomènes ne témoignent pas simplement d'un "manque" 
                          de publicité, mais bien plus du fait que, comme l'avaient 
                          déjà fait remarquer Oskar Negt et Alexander Kluge en 
                          1972, "des conditions factuelles non légitimables 
                          sombrent dans la non-publicité produite"[2]; 
                          et la "non-publicité produite" n'est rien 
                          d'autre - et je reviendrai sur ce point - que le nom 
                          moderne de cette dimension de l'action politique qui, 
                          avant l'invention de l'opposition bourgeoise entre "public" 
                          et "privé", a créé le véritable contre-concept 
                          politique, voire même le véritable contre-modèle politique 
                          du principe moderne de publicité – c'est-à-dire le secret[3]. 
                          Ce n'est donc pas un hasard si ce sont précisément les 
                          phénomènes de crise précités qui ont suscité l'apparition, 
                          ces dernières années, d'une contestation grandissante 
                          et d'une série de nouvelles pratiques politiques et 
                          formes d'organisation. Reste à savoir quel genre de 
                          relation ces nouvelles pratiques et formes d'organisation 
                          entretiennent exactement avec l'idée et la réalité de 
                          la publicité. Et ce d'autant plus que l'on peut parfois 
                          difficilement se défendre de l'impression que cette 
                          relation – précisément critique par rapport à la publicité, mais qui mise en même temps sur 
                          une publicité 
                          pour ainsi dire "idéale" comme principe 
                          de transformation politique – est caractérisée par une 
                          ambivalence qui a elle aussi déjà été diagnostiquée 
                          par Negt et Kluge: "L'alternance entre examen idéalisant 
                          et examen critique de la publicité ne mène pas à un 
                          résultat dialectique, mais seulement ambivalent: la 
                          publicité apparaît tantôt comme quelque chose d'utilisable, 
                          tantôt comme quelque chose d'inutilisable."[4] 
                          
                          Pour 
                          surmonter une telle ambivalence (qui, comme toute ambivalence, 
                          se manifeste trop souvent par la désorientation), il 
                          importe plutôt, poursuivent Negt et Kluge, d'"examiner 
                          quels sont les mécanismes identiques de l'histoire idéale 
                          et de l'histoire du déclin de la publicité"[5]. 
                          Il sera question ci-après de quelques éléments d'un 
                          tel examen.   
Le formalisme du principe classique de publicité (selon la formule de Kant)
Il 
                          a souvent été remarqué qu'un des principaux problèmes 
                          du concept moderne classique de publicité se situe dans 
                          son formalisme. Pas seulement parce que ce formalisme, 
                          chez Kant par exemple, entraîne un durcissement de dispositions 
                          "matérielles" qui rentrent tacitement dans 
                          le concept de publicité – en particulier des dispositions 
                          qui excluent de la vie publique certains groupes sociaux 
                          (les femmes, les non-possédants, etc.); il favorise 
                          également la possibilité d'une instrumentalisation et 
                          d'une monopolisation des structures publiques existantes 
                          qui pervertit la signification politique de "publicité" 
                          en subordonnant sa prétention formelle à s'appliquer 
                          à tous – à inclure toute la communauté dans les débats 
                          politiques – à des intérêts "privés", particuliers. 
                          La publicité se révèle ainsi, précisément dans sa prétention 
                          universaliste purement formelle, comme étant en même 
                          temps un parfait instrument d'hégémonisation, c'est-à-dire 
                          d'universalisation du particulier en vue de la mise 
                          en place et du maintien de certains rapports de pouvoir. 
                          C'est précisément là que O. Negt et A. Kluge 
                          ont vu l'échec du principe bourgeois de publicité. D'une 
                          part, parce que se révèle être un moyen, dans la pratique 
                          de la société bourgeoise, ce qui est chez Kant strictement 
                          une fin en soi[6]; 
                          et, d'autre part, parce que c'est précisément cette 
                          histoire réelle instrumentale du principe de publicité 
                          qui met en lumière la "violence intrinsèque" 
                          de sa formulation comme concept idéal – c'est-à-dire 
                          le fait qu'il faille "surtout combattre toutes 
                          les particularités"[7], 
                          et cela signifie surtout: combattre la matérialité de 
                          la situation sociale sur laquelle repose en fin de compte 
                          la publicité. 
                          Pour 
                          comprendre l'importance et la portée de cette phrase, 
                          rappelons-nous les principaux éléments du principe classique 
                          de publicité tel que formulé par Kant: il importe tout 
                          d'abord de souligner que Kant parle d'un principe de publicité ("Publizität") 
                          non pas dans le cadre d'une discussion sur la "sphère 
                          publique" ou le "raisonnement public", 
                          mais en se référant au droit public, qui doit établir et garantir "l'accord de la politique 
                          et de la morale".[8] 
                          Le principe de publicité comme principe de droit public 
                          consiste, en résumé, en le fait que "toute prétention 
                          juridique doit être susceptible de publicité" pour 
                          garantir cet accord de la politique et de la morale. 
                          En effet, selon Kant, la justice (en tant que catégorie 
                          morale) "ne peut être conçue que comme pouvant 
                          être rendue publique"[9]; cela se voit, par la négative, 
                          dans le fait qu'une maxime relative au droit d'autrui 
                          "qu'il faut absolument dissimuler 
                          pour réussir" provoquerait "inévitablement 
                          la résistance de tous à mon dessein", d'après Kant, 
                          et cette résistance ne peut provenir que de l'injustice 
                          de la maxime en question[10]. 
                          De manière positive, cela signifie qu'il faut agir selon 
                          des maximes "qui ont 
                          besoin de publicité", pour satisfaire au "problème 
                          véritable que la politique doit résoudre", c'est-à-dire 
                          être conforme "à la fin générale du public (c'est-à-dire 
                          le bonheur)".[11] 
                          Un 
                          des éléments les plus intéressants de cette formulation 
                          kantienne du principe du droit public réside sans aucun 
                          doute dans la manière dont y apparaît le thème déjà 
                          évoqué du secret, et ce dans une double figure de pensée: 
                          il est d'abord question du secret, comme nous l'avons 
                          vu, là où l'illégitimité d'une maxime est prouvée, de 
                          manière générale, par le fait qu'elle doit être dissimulée 
                          pour ne pas provoquer "la résistance de tous". 
                          Le "secret", qui est considéré jusqu'au 18e 
                          siècle comme "une dimension parfaitement reconnue 
                          et nécessaire de l'action politique"[12], 
                          est donc fondamentalement discrédité comme catégorie 
                          politique – conformément aux tendances bourgeoises et 
                          libérales de l'époque – et la publicité instaurée comme 
                          fondement central de la légitimation de l'action politique. 
                          Il semble exister une limite claire séparant le public 
                          et donc le légitime/juste, d'une part (les deux concepts 
                          coïncident en dernière analyse chez Kant, puisqu'il 
                          s'agit d'une idée juridique "transcendantale", 
                          c'est-à-dire indépendante de toute détermination empirique), 
                          du secret et donc de l'illégitime/injuste, d'autre part. 
                          
                          Cependant, 
                          immédiatement après, lorsque Kant parle des conséquences 
                          à tirer du principe de publicité pour le droit intérieur 
                          de l'Etat, le secret apparaît une seconde fois, et son 
                          rapport à la justice se révèle ici plus qu'ambigu. Il 
                          est question de la légitimité du renversement du tyran, 
                          et Kant admet explicitement: "Les droits du peuple 
                          sont violés, et au tyran on ne fait aucun tort en le 
                          détrônant; là-dessus aucun doute n'est possible."[13] 
                          Toutefois, Kant déduit du "principe transcendantal 
                          de la publicité du droit public" que toute "insurrection" 
                          est fondamentalement dans son tort, et il utilise pour 
                          cela exactement le même argument que précédemment – 
                          à savoir le fait que la maxime de l'insurrection doit 
                          nécessairement être dissimulée pour ne pas rendre son 
                          objectif irréalisable. S'agissant par contre du "chef 
                          d'État", agissant pour sa part de manière injuste, 
                          il réduit toutefois cet argument, de façon intéressante, 
                          à la seule question de la conservation de son pouvoir; 
                          en effet, celui-ci "peut déclarer librement qu'il 
                          punira toute rébellion par la mort des meneurs, même 
                          si ceux-ci pensaient qu'il a pour sa part violé le premier 
                          la loi fondamentale"[14]. 
                          Kant, qui avait lui-même commencé la réflexion, comme 
                          nous l'avons vu, en parlant des droits violés du peuple, 
                          prend cependant par là son parti d'un problème lourd 
                          de conséquences, qui contrarie en fait toute sa thèse 
                          du "principe de publicité" comme garant de 
                          l'accord de la politique et de la morale: la publicité 
                          de la prétention juridique ne cautionne en effet nullement 
                          l'équité de sa maxime, mais uniquement cette "irrésistible 
                          puissance suprême"[15] 
                          sur laquelle se base exclusivement la "susceptibilité 
                          de publicité" dans la situation d'une possible 
                          rébellion. En d'autres termes: si un chef d'Etat injuste 
                          provoque la "résistance de tous" contre ses 
                          maximes injustes, il est malgré tout considéré, chez 
                          Kant, comme étant dans son droit lorsqu'il réprime cette 
                          résistance; le principe de publicité ne garantit donc 
                          plus, ici, l'équité du droit, mais bien plus l'inconditionnalité 
                          avec laquelle celui-ci est imposé et maintenu – et ce 
                          même dans le cas extrême de son injustice la plus grande. 
                          
                          Manifestement, 
                          nous nous heurtons ici au problème de la souveraineté, 
                          à une contradiction fondamentale entre la souveraineté 
                          et le principe du droit public, ou bien à la désintégration 
                          du droit et de la justice que Walter Benjamin a exprimé 
                          par cette formule radicale: "La fondation de droit 
                          est une fondation de pouvoir et, dans cette mesure, 
                          un acte de manifestation immédiate de la violence."[16] (Kant lui-même semble du 
                          reste l'admettre implicitement, surtout par le fait 
                          que, dans l'hypothèse du succès de la rébellion, il 
                          nie au chef d'Etat renversé, de son côté, le droit à 
                          "une insurrection pour s'emparer à nouveau du pouvoir".) 
                          Je voudrais cependant aborder ici une autre question 
                          concernant directement le problème de la publicité. 
                          On trouve à ce sujet une indication précieuse chez Hannah 
                          Arendt, qui écrit, au sujet du refus de la rébellion 
                          chez Kant: "L'alternative au gouvernement existant 
                          est pour Kant non pas la révolution, mais le coup d'Etat. 
                          Et un coup d'Etat doit en effet, contrairement à une 
                          révolution, être préparé en secret, alors que les groupes 
                          ou partis révolutionnaires ont toujours veillé à proclamer 
                          publiquement leurs objectifs et à y rallier des pans 
                          importants de la population."[17] 
                          La condamnation de la rébellion par Kant est donc fondée 
                          sur un "malentendu", et ce malentendu concerne 
                          en fin de compte son concept même de publicité, dans 
                          la mesure où la "publicité" n'est pas en contradiction 
                          avec l'action révolutionnaire mais lui est au contraire 
                          indissociablement liée.  
La condition matérielle de la publicité et les micropolitiques du devenir-public
Dans 
                          la seconde et plus célèbre formulation du concept de 
                          publicité dans l'œuvre de Kant, à savoir dans sa "Réponse 
                          à la question: Qu'est-ce que les Lumières?"[18], 
                          nous retrouvons au fond la trace du problème qui est 
                          abordé par là: la publicité 
                          fonctionne ici comme principe de changement 
                          politico-social qui doit promouvoir le processus des 
                          Lumières – cette fois, non pas par rapport au droit 
                          public, mais par rapport au "raisonnement public", 
                          à "l'usage public de la raison", qui doit 
                          rester libre et illimité (à la différence du raisonnement 
                          "privé", qui souvent "peut être très 
                          sévèrement limité", et ce dans "l'intérêt 
                          de la communauté", afin que ses membres soient 
                          "tournés, par le gouvernement, grâce à une unanimité 
                          artificielle, vers des fins publiques"[19]). 
                          Je renonce ici à une analyse des problèmes et des ambivalences 
                          de ce texte pour me concentrer immédiatement sur la 
                          question ici décisive: comment se rapporte – au-delà 
                          de Kant – ce qui se cache chez lui derrière le concept 
                          de "l'usage public de la raison" comme principe 
                          de transformation politico-sociale, au concept de "publicité" 
                          comme principe de droit public, qui doit garantir l'équité 
                          des prétentions juridiques politiques, mais qui peut 
                          en même temps devenir l'instrument de légitimation d'une 
                          conservation du pouvoir à tout prix? 
                          Nous 
                          avons vu, avec l'exemple de la condamnation de la rébellion 
                          par Kant, que c'est précisément la transcendantalité 
                          du principe de publicité – l'abstraction de tous les 
                          contenus juridiques concrets ainsi que des conditions 
                          sociales concrètes –, qui fait que le "droit public" 
                          est pour ainsi dire contaminé à l'intérieur de lui-même 
                          par l'injustice. En d'autres mots: alors que le principe 
                          de publicité vise en principe la possibilité du consentement 
                          "de tous" en excluant l'injustice, surgit 
                          à l'opposé de celle-ci la possibilité extrême de l'exclusion 
                          "de tous" – au point où la "susceptibilité 
                          de publicité" n'est plus due à rien d'autre qu'à 
                          la "puissance suprême" dominante, et qui marque 
                          la situation révolutionnaire potentielle. Paradoxalement, 
                          le concept de publicité s'établit ainsi, précisément 
                          chez Kant, à la frontière entre un ordre juridique existant, 
                          d'une part, et une activité politique, d'autre part, 
                          dont le rapport à l'ordre existant est fondamentalement 
                          problématique puisqu'elle ne peut pas être complètement 
                          réglementée par cet ordre, ni même représentée par lui, 
                          et se trouve donc virtuellement en conflit avec lui, 
                          le menace potentiellement. 
                          Récemment, 
                          Giorgio Agamben[20] a très clairement fait 
                          remarquer les apories qui découlent inévitablement, 
                          pour chaque système juridique, d'une telle activité, 
                          et ce dans le contexte des discussions autour de l'adoption, 
                          dans la Constitution, d'un article qui établit le droit, 
                          voire l'obligation de résistance face à des violations 
                          des libertés et droits fondamentaux par le pouvoir public 
                          de l'Etat lui-même. (Agamben se réfère ici à des débats 
                          en Italie et en Allemagne après 1945; alors qu'en Italie 
                          un article de ce type ne fut finalement jamais adopté, 
                          l'article 20 [4] de la Constitution actuelle 
                          de la République fédérale d'Allemagne fixe effectivement 
                          un certain droit de résistance à toute tentative de 
                          suppression de "l'ordre constitutionnel".) 
                          Le problème de la présence d'un tel article dans la 
                          Constitution est, en deux mots, que la Constitution 
                          "finirait par se poser comme une valeur absolument 
                          intangible et totalisante"[21], 
                          qui normaliserait en fin de compte de manière juridique 
                          – en particulier dans le cas  
                          d'une injustice dont le pouvoir de l'Etat se 
                          rend lui-même responsable – même la résistance au pouvoir 
                          de l'Etat. Mais comment et par qui, dans une telle situation, 
                          devrait-il être décidé si certains actes sont conformes 
                          au "droit de résistance" ou même à une "obligation 
                          de résistance" (dont l'abstention serait par conséquent 
                          punissable)? Le problème d'un droit de résistance se 
                          révèle donc finalement comme étant la question – paradoxale 
                          – de la "signification juridique d'une sphère d'action 
                          en soi extrajuridique" et renvoie ainsi à la question 
                          de l'existence même d'une telle "sphère de l'action 
                          humaine échappant totalement au droit".[22] 
                          
                          C'est 
                          précisément dans cette sphère que nous devons situer, 
                          en dernière analyse, la question des potentiels de transformation 
                          sociale et politique de l'action "publique" 
                          – qu'il s'agisse là du cas extrême de "l'exclusion 
                          de tous" ou de la marginalisation systématique 
                          de certains groupes sociaux. Ce qui est en jeu dans 
                          une telle localisation de la question de la signification 
                          politique de "publicité", c'est non seulement 
                          l'insuffisance de représentation "médiatique" 
                          de contextes sociaux marginalisés dans le cadre des 
                          discours et structures publiques dominants, mais aussi 
                          – et c'est ici que se trouve le pourquoi de notre référence 
                          à Kant – l'effondrement de la possibilité même de la 
                          représentation politico-juridique dans la sphère du 
                          droit public. Par conséquent, les formes d'action politique 
                          correspondantes ne devraient pas seulement être évaluées 
                          du point de vue de leur capacité à s'introduire dans 
                          les structures existantes de représentation médiatique 
                          et institutionelle, mais du point de vue de la mesure 
                          dans laquelle elles parviennent à ouvrir tout d'abord 
                          un espace d'articulation politico-sociale en deçà de 
                          cet effondrement de la représentation politico-juridique. 
                          En un mot: il s'agit d'un devenir-public 
                          qui ne consiste pas simplement dans le passage d'un 
                          "non-être-public" à un "être-public" 
                          (de l'invisibilité à la visibilité, de la non-représentation 
                          à la représentation), mais dans l'ouverture d'une collectivité 
                          dans les interstices de la représentation, qui inter‑vient, 
                          au sens littéral du mot, comme devenir social dans la 
                          vie publique. 
                          Nous 
                          avons affaire ici, en quelque sorte, à une dimension 
                          structurelle du "secret"; à une manière dont 
                          le secret hante inévitablement l'époque du droit public, 
                          qui croit l'avoir vaincu: comme non-représentabilité 
                          de certains contextes sociaux et formes d'existence 
                          dans lesquels de nouveaux sujets et sphères d'action 
                          politiques se constituent en deça de la représentation. 
                          Celui qui considèrerait ceci comme abstrait ou métaphorique 
                          n'a qu'à penser à la situation de ceux qu'on appelle 
                          "clandestins": à quelle situation renvoie 
                          aujourd'hui la dénomination de "clandestin", 
                          étant donné qu'elle est appliquée à la forme d'existence 
                          des sans-papiers? Quel est le secret des clandestins? 
                          – Ce n'est tout d'abord rien d'autre que leur existence 
                          elle-même. Le "secret" de l'existence clandestine 
                          n'a cependant pas d'autre fond que la cassure existant 
                          entre le fait social que constituent les nouveaux mouvements 
                          migratoires (et les processus de recomposition sociale 
                          qui y sont liés) et les systèmes nationaux de droit 
                          public. La clandestinité forme d'une certaine manière 
                          un "underground", un "sous-fond" 
                          sans surface, ou plutôt un underground qui – comme envers 
                          de la surface – est justement identique à celle-ci et 
                          qui, pour cette raison précisément, est sans issue politique 
                          dans le cadre des systèmes juridiques nationaux. 
                          
                          Alors, 
                          comment penser encore la possibilité d'une transformation 
                          politique, la possibilité d'un devenir-public dans ce 
                          type d'underground? Dans le contexte d'un concept formaliste 
                          classique de "publicité", une telle possibilité 
                          se laisse aussi peu comprendre que par une simple référence 
                          (souvent non moins formaliste) à l'existence d'une pluralité 
                          de "publics". Le concept renvoie avant tout, 
                          comme on peut le déduire de l'évolution réelle du public 
                          bourgeois, à un événement de constitution, à une forme 
                          d'organisation sociale qui a sa condition dans un contexte 
                          de pouvoir historico-social déterminé. Ce qui s'organise 
                          comme "vie publique" n'est donc rien d'autre 
                          que le contexte 
                          de l'expérience[23] 
                          et de l'articulation sociales lui-même, qui se construit 
                          sur ce contexte de pouvoir. 
                          La 
                          violence intrinsèque de ce contexte d'expérience et 
                          d'articulation ne s'explique pas simplement par une 
                          exclusion formelle mais par le fait que – précisément 
                          parce qu'il repose sur certains rapports de pouvoir 
                          – tout le monde ne puisse pas en faire l'expérience 
                          de la même façon en 
                          tant que contexte. L'exclusion de la vie publique 
                          agresse au bout du compte l'expérience elle-même, en 
                          tant qu'expérience sociale et également, dans certains cas, en tant qu'expérience individuelle, 
                          qui s'explique certes par le contexte social mais ne 
                          peut être médiatisée avec celui-ci. Comme l'ont montré 
                          O. Negt et A. Kluge au sujet du contexte de 
                          la vie prolétaire, l'expérience sociale des groupes 
                          marginalisés est de ce fait toujours liée à un "blocage"[24], 
                          c'est-à-dire une atomisation et une fragmentation, de 
                          l'expérience, qui masque, déforme ou gomme le caractère 
                          social de celle-ci – et qui peut aller jusqu'à la traumatisation 
                          individuelle.[25] 
                          C'est cela aussi que signifie la proposition de la "non-publicité 
                          produite" citée au début de ce texte. Avant 
                          même l'articulation, c'est donc la possibilité même 
                          d'une expérience sociale, sur la base de laquelle un 
                          nouveau sujet politique peut se constituer, qui est 
                          bloquée. Inversement, le lien entre un devenir-public 
                          et la possibilité de transformation politique ne peut 
                          donc pas seulement consister dans le fait que, comme 
                          l'a noté H. Arendt au sujet de la situation révolutionnaire, 
                          l'on proclame publiquement certains objectifs politiques 
                          et que l'on y rallie des pans importants de la population. 
                          De même, le travail politique ne peut s'appuyer tout 
                          simplement, surtout s'il se réfère à des contextes de 
                          marginalisation extrême tels que le contexte de la vie 
                          clandestine, sur une quelconque immédiateté "authentique" 
                          de l'expérience des personnes concernées. Sa perspective 
                          consiste bien davantage à traduire des expériences individuelles, 
                          fragmentées de multiples façons, dans un contexte d'expérience 
                          et d'articulation 
                          social spécifique: à laisser "le contexte de 
                          vie lui-même [devenir] l'objet de la production"[26] à ces intersections du 
                          rejet où la "violence du contexte"[27] 
                          produit des subjectivités dont elle se sépare en même 
                          temps. 
                          Pourquoi 
                          désigné-je ceci comme "publicité"? Parce qu'il 
                          s'agit là de répéter – au-delà de l'ambivalence entre 
                          un concept idéal et la perversion réelle de la publicité, 
                          ainsi qu'en deçà de l'idée d'une représentation parfaite 
                          du social par le droit public – la signification constituante 
                          de la publicité, de ses formes d'échange et de sa production 
                          de savoir et de potentiels d'action et de les lier à 
                          des processus réels de devenir social. C'est là, et 
                          non au niveau des industries d'attention médiatiques 
                          ou au niveau de la manière dont des "scènes" 
                          alternatives se reflètent ou s'auto-reflètent, que se 
                          trouve le critère politique et micropolitique de la 
                          publicité comme principe d'organisation sociale.
  
                          
[1] Le présent texte s'inscrit entre deux points de référence qui guident son raisonnement, sans qu'il y soit explicitement fait référence: il se rattache d'une part à un précédent article sur les relations entre les concepts de monde et de "publicité" (Öffentlichkeit) dans le contexte des débats sur la globalisation et la critique de celle-ci, reprend quelques-unes des thèses centrales du texte en question dans une autre perspective et les développe encore (S. Nowotny, "World Wide World. Y a-t-il un monde de l'antiglobalisme?", in: G. Raunig [éd.], Transversal. Kunst und Globalisierungskritik, Vienne: Turia + Kant, 2003, pp. 37–52, et sur www.eipcp.net/transversal/0303/nowotny/fr). D'autre part, les réflexions ci-après peuvent se lire comme une tentative de comprendre, sous un certain angle et avec des moyens théoriques, le "lieu" où se situe la pratique politique de l'Ambassade Universelle à Bruxelles (cf. le texte de T. Wibault dans cette édition); non pas pour "expliquer" a posteriori cette pratique, mais au contraire pour examiner à l'aide de celle-ci quelques thèmes importants de la théorie politique.
[2] O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung. Zur Organisationsanalyse von bürgerlicher und proletarischer Öffentlichkeit, Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp, 1972, p. 38.
[3] Cf. L. Hölscher, Öffentlichkeit und Geheimnis. Eine begriffsgeschichtliche Untersuchung zur Entstehung der Öffentlichkeit in der frühen Neuzeit, Stuttgart: Klett-Cotta, 1979.
[4] O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung, p. 20.
[5] Ibid.
[6] Cf. ibid., p. 32.
[7] Ibid., p. 31.
[8] Cf. I. Kant, Zum ewigen Frieden, "Anhang II: Von der Einhelligkeit der Politik mit der Moral nach dem transzendentalen Begriffe des öffentlichen Rechts" (1795), in: Werke Bd. 9, Darmstadt: Wiss. Buchges. 1983, pp. 244–251 (trad. fr. par J. Gibelin: Projet de paix perpétuelle, "Appendice II: De l'accord de la politique et de la morale selon la notion transcendantale du droit public", édition bilingue, Paris: Vrin, 2002, pp. 118–133).
[9] Ibid., p. 244 (trad. fr.: p. 119).
[10] Ibid., p. 245 (trad. fr.: p. 121).
[11] Cf. ibid., p. 250 (trad. fr.: p. 133).
[12] L. Hölscher, Öffentlichkeit und Geheimnis, p. 7.
[13] I. Kant, Zum ewigen Frieden, p. 245 (trad. fr.: p. 121).
[14] Ibid. (trad. fr.: p. 123).
[15] Ibid. (trad. fr.: ibid.).
[16] W. Benjamin, "Zur Kritik der Gewalt", in: Gesammelte Schriften Bd. II×1, Francfort-sur-le-Main: Suhrkamp, 1991, p. 198 (trad. fr. par M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz: "Critique de la violence", in: Œuvres I, Paris: Gallimard, 2000, p. 236).
[17] H. Arendt, Das Urteilen. Texte zu Kants politischer Philosophie, Munich: Piper, 1998, p. 82.
[18] I. Kant, "Beantwortung der Frage: Was ist Aufklärung?", in: Werke Bd. 9, pp. 51–61.
[19] Ibid., p. 55.
[20] Cf. G. Agamben, État d'exception. Homo Sacer II, 1, Paris: Seuil, 2003, p. 24 et suivantes.
[21] Ibid., p. 25.
[22] Ibid., pp. 25 et 26.
[23] Au sujet du concept de l'"expérience sociale", voir O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung.
[24] Ibid., p. 26 et ailleurs; comme exemple analysé chez Negt et Kluge d'un tel blocage, on peut prendre ici celui de l'ouvrier restreint à une marge de mouvement déterminée, pour qui même le contexte d'expérience de l'usine reste opaque (cf. ibid., p. 61).
[25] Concernant le contexte de la vie clandestine, je renvoie à nouveau au texte de T. Wibault dans cette édition et à quelques témoignages que l'ont peut trouver sur le site Internet de l'Ambassade Universelle (www.universal-embassy.be). La pratique, appliquée à l'Ambassade Universelle, des "témoignages", de l'attestation des expériences souvent difficilement articulables des sans-papiers, et qui vise – en association avec des éléments d'analyse politique – à rendre tangible le contexte social de l'existence des sans-papiers, m'apparaît comme un moyen important pour combattre ce "blocage".
[26] O. Negt / A. Kluge, Öffentlichkeit und Erfahrung, p. 28.