Traduit par Julie Bingen
Le "Centro Sociale Leoncavallo" a été fondé en 1975 à Milan, à la suite de l'occupation illégale d'une usine fermée et abandonnée depuis plusieurs années, située au milieu d'un quartier de logements sociaux. Les premiers occupants, qui forment un groupe informel et non organisé, appartiennent aux mouvements de la gauche radicale milanaise, apparus après 1968. Le groupe suit le principe de l'auto-organisation/autogestion, basé sur le pouvoir décisionnel de l'assemblée de tous les membres et sur l'absence de hiérarchies internes, mais aussi sur la valorisation de l'autonomie individuelle et de la liberté des individus. Le centre est créé comme une réponse "d'en bas" au besoin marqué d'espaces autonomes pour l'action communautaire, la culture et l'organisation de services sociaux dans le quartier. Dès le départ, on trouve ainsi dans le bâtiment – à côté d'espaces les plus divers dédiés à un usage communautaire et aux rencontres informelles – un centre d'information pour femmes, un jardin d'enfants, une salle de concert et d'exposition. L'objectif déclaré est de créer un espace public pour le quartier et la ville qui s'établirait hors du contrôle de l'Etat et de la logique capitaliste du marché. A cet égard, les services proposés dans le centre et les activités culturelles qui y ont lieu acquièrent une valeur clairement politique: ils sont l'expression d'un engagement universaliste qui vise à étendre de façon concrète les droits sociaux, et en particulier le droit des individus à l'autodétermination concernant la satisfaction de leurs besoins propres.
Toutefois, 
                          le centre connaît une crise pendant les années '80, 
                          une conséquence de l'ensemble varié de processus qui 
                          clorent l'expérience des mouvements des années '70. 
                          Le repli progressif de ces sujets collectifs sur eux-mêmes, 
                          l'apparition de la lutte armée, l'usage de drogues comme 
                          l'héroïne, la multiplication de phénomènes de désindustrialisation, 
                          qui s'accompagnent de processus de désagrégation au 
                          sein de la classe ouvrière, ne sont que quelques-uns 
                          des éléments qui poussent de plus en plus le Centro 
                          Leoncavallo vers une position de marginalité sociale. 
                          Tandis que la composition sociale de la société est 
                          soumise à des changements rapides, le Centro 
                          sociale se retrouve partiellement isolé au sein 
                          d'un territoire qui lui est toujours plus hostile. La 
                          privatisation de l'espace public va de pair avec la 
                          répression policière à l'encontre des occupations illégales 
                          et, de façon plus générale, à l'encontre des mouvements 
                          sociaux. L'avis répandu dans certains pans de l'opinion 
                          publique, mais surtout chez les politiques locaux, selon 
                          lequel les centres sociaux autogérés seraient une évolution 
                          désormais achevée et donc un vestige du passé, commence 
                          à s'imposer. Les militants tendent à se retirer dans 
                          un espace isolé de la société: d'une part, ce phénomène 
                          produit de nouvelles "poussées" internes dans 
                          le sens d'innovations dans les domaines de la contre-culture 
                          et de l'art (par exemple par la rencontre avec le mouvement 
                          punk), mais, d'autre part, cette marginalité se renforce, 
                          tout comme le manque d'efficacité sociale, qui auraient 
                          probablement entraîné tôt ou tard l'abandon du centre. 
                          
                          C'est 
                          cependant précisément l'évacuation forcée du bâtiment 
                          par la police qui indique un renversement de ces tendances: 
                          les militants ne sont pas les seuls à opposer de la 
                          résistance, il se crée aussi très vite un large mouvement 
                          de soutien public, à travers toutes les couches de la 
                          société, qui descend dans la rue pour demander le maintien 
                          du centre. Les occupants parviennent ainsi à reconstruire 
                          le bâtiment, en partie détruit par les bulldozers après 
                          l'assaut de la police, et d'y reprendre les activités 
                          culturelles.  
                          Les 
                          années '90 commencent donc avec une mobilisation renouvelée 
                          en faveur des Centri 
                          Sociali, et en particulier du Centro Leoncavallo, 
                          considéré comme un parfait exemple de résistance à la 
                          privatisation du territoire et aux conceptions néolibérales 
                          de la culture. Ce soutien naît surtout au cœur des nouveaux 
                          mouvements d'étudiants et d'écoliers contre la privatisation 
                          du système d'éducation publique, mais il est également 
                          porté par des intellectuels progressistes qui se mobilisent 
                          en faveur de la défense du rôle public de la culture 
                          – et pour que des espaces libres et autonomes lui soient 
                          laissés dans la ville. 
                          La 
                          culture et la socialité sont perçus de plus en plus 
                          comme des besoins essentiels de la collectivité: pour 
                          cette raison, les Centri 
                          Sociali se retrouvent au centre de l'intérêt public, 
                          en quelque sorte sans le rechercher. Des groupes sociaux, 
                          dont la composition est plus transversale que dans les 
                          années '70 et au début des années '80, se tournent désormais 
                          vers des lieux tels le Centro Leoncavallo parce que 
                          ce sont les seuls espaces de rencontre et d'expression 
                          artistique libres et gratuits de la métropole. En même 
                          temps, parallèlement au démontage progressif de l'Etat 
                          social, la demande de services sociaux de la part des 
                          secteurs les plus divers de la population citadine augmente: 
                          les migrants, les personnes à faible revenu et les chômeurs 
                          commencent à consulter les centres autogérés, dans la 
                          mesure où il s'agit de lieux d'accès libre, où l'on 
                          reçoit un repas chaud et des conseils en matière de 
                          recherche d'emploi et de démarches administratives concernant 
                          le permis de séjour.  
                          Après 
                          la "retraite dans le privé" des années '80, 
                          il réapparaît dans les années '90 une demande d'espaces 
                          publics caractérisés par un moindre niveau d'idéologie 
                          et par davantage de compétence à saisir les transformations 
                          sociales qui se déroulent ainsi qu'à se mettre en relation 
                          avec celles-ci de manière positive. Parallèlement, la 
                          privatisation du territoire urbain progresse toutefois, 
                          avec la transformation croissante de friches industrielles 
                          en centres d'affaires ou de bureaux: le centre Leoncavallo 
                          est définitivement chassé de son siège historique en 
                          1994 et c'est une banque qui – de façon très symbolique 
                          – est construite à sa place. Cette fois, les occupants 
                          ne répondent pas par une résistance active, puisque 
                          des négociations sont déjà en cours avec la municipalité 
                          concernant une nouvelle localisation potentielle du 
                          centre. Il s'agit là d'un signe indiquant que le centre 
                          Leoncavallo est entre-temps devenu un facteur significatif, 
                          au sujet duquel la presse et l'opinion publique se prononcent. 
                          A travers des moments du conflit, on est donc parvenu 
                          à accroître l'approbation publique en construisant au 
                          sein de l'opinion publique une image dotée d'une haute 
                          valeur symbolique qui devient, en temps de crise, une 
                          ressource importante. 
                          Cependant, 
                          les rapports difficiles avec les institutions ne permettent 
                          pas de trouver une solution rapide, et après quelques 
                          mois de nomadisme urbain (pendant lesquels le collectif 
                          s'approprie jardins et places publics, et finalement 
                          un bâtiment abandonné), une ancienne imprimerie située 
                          dans un quartier périphérique est occupée. Une fois 
                          de plus, une situation conflictuelle génère une vague 
                          d'approbation publique: une manifestation de soutien 
                          de grande envergure amène les hommes politiques et la 
                          police à renoncer à une évacuation du bâtiment par la 
                          force. Les occupants restent donc dans le nouveau bâtiment; 
                          cela est également dû au fait que l'actionnaire principal 
                          de la société propriétaire intervient et se déclare 
                          prêt à chercher une solution juridique pour le centre. 
                          Dans la situation relativement calme d'après 1994, il 
                          est possible pour les occupants, face à un gigantesque 
                          espace à reconvertir (4000 m2 sous toit, 
                          plus des cours, des espaces verts et des caves), de 
                          s'attaquer à la restructuration de leurs activités, 
                          en particulier concernant la composition sociale des 
                          groupes avec lesquels ils ont commencé à interagir. 
                          Dans ce sens, le processus de définition de l'espace 
                          coïncide avec la réorientation de l'identité et de l'organisation: 
                          les nouveaux groupes qui se sont rapprochés du centre 
                          Leoncavallo et les différentes activités sociales et 
                          culturelles qui se sont développées au cours des dernières 
                          années requièrent une organisation spatiale adéquate. 
                            
L'espace 
                          communautaire des années '80, plutôt fermé, renoue de 
                          façon beaucoup plus large avec l'espace ouvert et public 
                          des années '70. Les cloisons sont abattues, la décentralisation 
                          organisationnelle progresse, et tout cela est évident 
                          dans la structuration du bâtiment. En effet, la large 
                          entrée du côté de la rue, qui mène directement dans 
                          la cour, est laissée ouverte pendant la journée pour 
                          permettre un accès libre à tout le monde, en particulier 
                          les sans-abri et les migrants. La cour intérieure est 
                          en même temps un lieu de rassemblement pour le quartier. 
                          D'une part, il constitue un espace protégé où les groupes 
                          menacés sur le plan juridique (principalement les migrants) 
                          peuvent se rencontrer sans craindre la police, tandis 
                          que, d'autre part, il se présente comme un espace public 
                          tourné vers l'extérieur, où l'on trouve des bars et 
                          où des spectacles de plein air sont joués pour les habitants 
                          du quartier et de la ville. Les espaces communs en plein 
                          air ne sont soumis à aucun contrôle formel, ils sont 
                          librement accessibles et doivent servir au libre développement 
                          des relations sociales ainsi qu'à l'interaction directe 
                          des personnes, aussi bien les occupants que les visiteurs 
                          et les utilisateurs. Tous les espaces sont autogérés 
                          par les groupes les plus divers qui y organisent des 
                          activités culturelles ou sociales avec 
                          une large autonomie.  
                          L'organe 
                          qui relie cette structure en réseau est l'assemblée 
                          plénière, qui se réunit une fois par semaine et décide, 
                          non sans dissensions internes, de la stratégie globale 
                          du centre Leoncavallo. Les espaces principaux du centre, 
                          destinés à un usage communautaire, et leurs activités 
                          sont les suivants:  
-          
                          les 
                          deux bars, où ont lieu des manifestations artistiques 
                          et culturelles (expositions, discussions,…) et où l'on 
                          prend également
position contre le prohibitionnisme 
                          en matière de drogues douces. Des groupes extérieurs 
                          ont également la possibilité d'y
organiser des manifestations, 
                          comme des jam-sessions et des expositions; 
-          
                          la 
                          cuisine libre-service, mise à la disposition du public 
                          à un prix modique, mais où l'on distribue également 
                          des repas gratuits
 pour les sans-abri et les migrants 
                          et où les militants mangent le soir;
                          -          
                          les 
                          sièges des quatre ONG faisant partie du centre (actives 
                          dans le secteur socioculturel et dans la coopération 
                          au
 développement), situés côté cour;
 
-          
                          la 
                          salle pour les concerts et les productions théâtrales, 
                          où ont lieu des manifestations attirant beaucoup de 
                          monde pour une
 somme peu élevée; 
- la librairie, qui sert aussi de centre de documentation et de lieu d'archivage et de consultation pour le matériel autoproduit;
-          
                          la 
                          "zone de communication", où se trouvent l'administration 
                          et les services d'information et de communication du 
                          centre
 (gestion du site web, conseils aux migrants, 
                          informations sur le mouvement,…).  
Dans 
                          ces espaces, des services publics au sens propre sont 
                          proposés, avec une approche clairement universaliste: 
                          à la fois l'attention particulière portée aux relations 
                          sociales et le souci du contact direct avec les utilisateurs 
                          font que ces services sont fournis au carrefour de dynamiques 
                          de nature sociétaire (liées aux droits fondamentaux 
                          universels) et de nature communautaire (basées sur la 
                          réciprocité et les relations face à face). 
                          Contrairement 
                          à la logique du marché (fondée sur la relation monétarisée 
                          entre fournisseurs de services et clients) et à la logique 
                          de l'Etat (basée sur la relation bureaucratique entre 
                          assistants et assistés), la logique des services proposés 
                          au centre Leoncavallo est orientée vers les droits fondamentaux: 
                          à travers les services, les citoyens deviennent actifs 
                          en matière de contenus politiques et culturels, sur 
                          le plan de leurs droits et de la satisfaction des besoins 
                          sociaux. Dans ce sens, les relations sont de nature 
                          publique et orientées vers la valorisation des individus, 
                          et ce par la reconnaissance de leur autonomie individuelle 
                          et par leur "empowerment".  
L'offre 
                          de ces services à caractère universel, ayant des effets 
                          locaux concrets, active en outre la dynamique économique 
                          et de l'emploi, qui fait du centre Leoncavallo une sorte 
                          d'entreprise sans but lucratif. En effet, les activités 
                          du centre permettent de rémunérer environ 40 militants 
                          (parmi lesquels beaucoup de migrants) au moyen des recettes 
                          perçues grâce à un nombre annuel de visiteurs s'élevant 
                          à environ 100.000 personnes. 
                          Dans 
                          l'ensemble, le Centro Sociale se présente donc comme 
                          un réseau de sujets, d'individus et de groupes qui interagissent 
                          dans un espace physique multidimensionnel à partir duquel 
                          ils entrent dans les relations les plus diverses avec 
                          le monde "extérieur": les moyens permettant 
                          d'établir ces relations sont constitués par les services 
                          proposés, les multiples formes de communication, les 
                          manifestations politiques et culturelles et les relations 
                          personnelles. L'organisation spatiale et relationnelle 
                          du centre Leoncavallo se fonde ainsi sur une tension 
                          permanente entre la fluidité et l'informel, d'une part, 
                          typiques des mouvements sociaux, et la nécessité de 
                          structuration et d'institutionnalisation, liées aux 
                          dimensions et à la complexité d'un acteur social qui 
                          s'est très fortement développé. 
                          Les 
                          modalités typiques de l'auto-organisation, c'est-à-dire 
                          l'horizontalité, l'absence de hiérarchies formelles 
                          et le manque de spécificité des rôles au sein de l'organisation, 
                          entre de ce fait souvent en conflit avec le besoin d'une 
                          meilleure structuration, généré par le développement 
                          du centre. Cette poussée dans le sens d'une institutionnalisation 
                          est explicitée par les nouveaux événements qui touchent 
                          de centre Leoncavallo. Puisque, après 10 ans d'occupation 
                          illégale, l'on n'est pas parvenu à un accord avec les 
                          propriétaires, le centre est à nouveau menacé d'évacuation. 
                          Il est donc désormais nécessaire de développer une stratégie 
                          qui concilie la pensée fondatrice du centre Leoncavallo 
                          et l'adaptation aux conditions extérieures, lesquelles 
                          sont représentées par le pouvoir politique et économique 
                          de la ville. Cette adaptation ne peut bien entendu ni 
                          compromettre les activités propres au centre, ni mener 
                          à la soumission aux logiques du marché et de la bureaucratie. 
                          A cet effet, une campagne publique est lancée dans le 
                          but de réunir des moyens financiers pour la création 
                          d'une fondation qui assumerait tant les frais de loyer 
                          que les frais d'exploitation du bâtiment, étant donné 
                          que le centre n'a jamais bénéficié d'aides publiques 
                          ou privées. La dimension publique de cette campagne 
                          est également soulignée par le fait que le comité de 
                          soutien est constitué d'intellectuels, d'artistes et 
                          de politiques qui n'ont pas de lien direct avec le centre 
                          Leoncavallo, mais qui ont un intérêt à défendre cet 
                          espace menacé de fermeture.  
En partant de l'histoire et de l'évolution d'une réalité concrète, nous pouvons affirmer que le parcours du centre Leoncavallo décrit jusqu'ici éclaire quelques-uns des éléments-clés du discours sur les espaces publics. En résumé, il s'agit des points suivants:
-          
                          l'espace 
                          physique, 
                          qui représente une condition extrêmement importante 
                          pour le développement d'identités collectives et de
 
                          l'action sociale, en partant de la reconnaissance mutuelle 
                          des sujets en son sein. Il s'agit d'un cadre symbolique 
                          et concret
 pour les communautés internes, mais également 
                          pour la société "externe", et constitue une 
                          possibilité réelle pour le territoire
 de revêtir un 
                          caractère public. 
 -          
                          la 
                          proximité, 
                          c'est-à-dire le voisinage physique, qui permet le développement 
                          des communautés, des relations face à face et
 de la 
                          confiance intersubjective. Cette proximité fait office 
                          de canal pour introduire la sphère publique dans le 
                          système des
 relations, pour transformer l'universalisme 
                          de principe en réciprocité et en reconnaissance au sein 
                          d'un horizon commun.
-          
                          la 
                          participation à travers l'auto-organisation, 
                          c'est-à-dire l'ouverture de l'organisation et de l'espace 
                          aux sujets individuels et
 collectifs "de l'extérieur". 
                          L'autogestion représente en effet le moyen d'inclure 
                          tous les intéressés potentiels, en créant un
 mécanisme 
                          organisationnel de tendance égalitaire et informelle.
-          
                          l'universalisme, 
                          c'est-à-dire l'utilisation de l'espace et des services 
                          qui y sont proposés, qui s'adressent à l'ensemble de 
                          la
 société selon une logique de droits universels garantis 
                          et non selon une logique d'aide et de vente. 
-          
                          l'autonomie, 
                          c'est-à-dire l'indépendance de l'espace et de l'organisation 
                          par rapport à d'autres organismes politiques et
 économiques.
 
                           
Quel que soit l'aboutissement du processus d'institutionnalisation partielle du centre Leoncavallo, son évolution montre que le maintien et la défense des espaces publics dans une métropole nécessite le recours à des éléments de conflit, par lesquels une plus large approbation publique peut être atteinte. L'espace public réel semble donc se distinguer par le fait qu'il est un territoire disputé, qui risque toujours d'être privatisé ou soumis au contrôle bureaucratique. Un territoire symbolique, identitaire et complexe, où la sphère sociale recoupe la sphère politique, culturelle ainsi qu'économique. Un espace où ces éléments se recomposent en permanence, au sein de communautés variées et fragiles, en dialectique constante avec une société toujours plus globale. Un espace public de proximité, donc, où le discours sur le bien collectif est enraciné dans les pratiques sociales quotidiennes, dans un espace matériel commun doté de multiples significations.