Traduit par Yasemin Vaudable
Prononçant la thèse de départ de la conférence de Vienne "Public Art Policies. Institutions artistiques progressistes à l'époque de la dissolution de l'Etat providence", Gerald Raunig définit la position d'institutions artistiques progressistes comme étant précaire à deux égards: d'une part, il ne reste aux acteurs et actrices souvent que la reconnaissance du fait que malgré toute aspiration progressiste au sein d'une institution artistique, ils agissent toujours déjà comme élément d'une structure hégémonique, d'autre part le caractère progressiste auquel ils aspirent est radicalement restreint en raison de la réduction des moyens des Etats providence présentée comme un prétexte à la suppression de subventionnement des institutions critiques.[1]
La manière sans gêne dont tout particulièrement ce genre de projets à vocation critique sont étouffés, a été constatée, par exemple, dans le cas de l'association artistique Kokerei Zollverein Essen: malgré le cofinancement obtenu pour des projets, les curateurs s'étaient vus licenciés et une des institutions les plus intéressantes et vives de l'Allemagne avait été fermée.[2] Lors de mon retour en Allemagne après la conférence, j'ai remarqué que même l'existence de cette institution pouvait être reniée: dans le magazine de la société des transports ferroviaires allemands, l'on présentait justement cette usine à coke (= "Kokerei") d'Essen, une zone industrielle en friche de l'ère postfordiste, l'institution artistique n'était nullement mentionnée, l'article se voulait une promotion de "parc d'attraction" - l'industrie culturelle au service d'intérêts puissants, comme on l'avait déjà vu. Dans le postfordisme, cela signifie sans doute: moins de pain, mais davantage de jeux.
Franziska Kaspar présentait comme processus de dissolution de structures établies, autogérées au profit de modèles "carénés" de management , l'exemple de la Kunsthalle Exnergasse, cite du symposium dans le contexte du WUK, du plus grand centre socio-culturel de Vienne. La direction du WUK avait, durant les années précédentes, imposé la mise en oeuvre d'un "modèle matrice" (qui avait, à l'origine, été mis au point pour General Electric), prévoyant un mode de coopération fortement hiérarchisé, une nouvelle orientation selon la notion de client et une suppression d'emplois. Franziska Kasper: "Des intérêts sociaux articulés et organisés, syndicalistes par exemple, n'ont pas été respectés et des délégués du personnel ont été menacés. La 'chosification' des humains, leur réduction à des 'unités de calcul gestionnaires' crût. L'intensification du travail fût entreprise en même temps que la suppression de quelques emplois, les structures organisationnelles fûrent 'réduites' et 'les coûts de travail' baissés."
Le résultat de la "Matrice" fût aussi l'apparition de nouvelles exigences au sein du grand centre socio-culturel par rapport à l'espace d'exposition - peu lucratif d'un point de vue gestionnaire - et une baisse sensible de la participation des femmes au conseil de direction et dans d'autres instances. Encore une fois Franziska Kasper: "En résumé, j'ai constaté que le système politique et culturel de l'entreprise se déformait sur l'ordre du conseil de direction transmis par le gestionnaire, que l'asocialité s'organisait et que les rapports entre les sexes et la hiérarchie des sexes se modifiaient. Ce sont là des mécanismes qui correspondent à l'économie de marché capitaliste du néolibéralisme."
Dans son exposé, Gerald Raunig s'est basé sur ces expériences concrètes de l'évolution négative d'une institution artistique se voulant progressiste. Sur la scène gouvernementale, ce n'est plus seulement l'Etat qui "gouverne" mais un enchevêtrement d'institutions et d'acteurs/actrices difficilement cernable; concrètement, ce n'est donc pas seulement le gouvernement réactionnaire autrichien qui essaie de supprimer des institutions artistiques émancipatoires à travers des diminutions de financement, mais un réseau d'entreprises externalisées, d'ONGs et d'individus "responsables", illustré ici par l'exemple de l'ONG WUK, qui traverse une transformation néolibérale dans le cadre d'une argumentation économiste étriquée. Raunig: "Dans la dissolution de l'Etat providence se forme un nouveau domaine de management de microsecteurs, à mi-chemin entre le gouvernement par l'Etat et l'(auto)gouvernement et l'auto-contrôle volontaire des individus: des institutions apparemment autonomes, des ONGs, qui sont appelées et interpellées en tant qu'extérieurs à l'Etat par des slogans tels que "société civile" et "éloignement de l'Etat", mais qui, en réalité, apparaissent comme des appareils de l'Etat externalisés." Afin d'apporter plus de précision à cette situation complexe, Raunig se référait, comme il l'avait déjà fait dans le cas de la présentation à la conférence, à la phrase ambiguë de Deleuze: "le dernier mot du pouvoir, c'est que la résistance est première." L'argumentation du discours ne visait ainsi pas seulement l'analyse et la critique du statu quo (donc "le dernier mot du pouvoir"), mais aussi des possibilités d'actions, permettant aux acteurs et actrices "de s'émanciper en sortant, ne serait-ce que temporairement, du carcan de l'appareil étatique étendu. La dissolution de l'Etat providence n'est ni un processus naturel sans acteurs, ni un processus linéaire sans ruptures, lacunes et plis. C'est justement dans ces ruptures, lacunes et plis qu'il existe une chance de tenter plus que le retrait organisé des privilèges de l'Etat providence."
Tandis
que Gerald Raunig - contre une séparation du mouvement
et de l'institution - insistait sur "les lignes
de liaison concrètes et surtout précaires entre des
institutions et des collectifs activistes proches du
mouvement ", Helmut Draxler exprimait une méfiance
plus générale encore contre des définitions de notions
polarisées. Draxler rappelait que des institutions critiques
telles que le Münchner Kunstverein, qu'il avait dirigé
dans les années 90, sont (historiquement parlant aussi)
des institutions bourgeoises. Il demandait, dans quelle
mesure l'art à intention politique était entre-temps
devenu un courant général et dans quelle mesure on pouvait
parler de résistance, lorsque la cooptation de déclarations
politiques est une stratégie de marketing répandue.
Il caractérisait la position d'institutions artistiques
et de leurs acteurs et actrices de profondément dialectique,
et proposait en conséquence la formule "parler
depuis le mauvais endroit".
Il
opposait ce "parler depuis le mauvais endroit"
au "parler depuis le bon endroit", qui accomplit
l'auto-certitude de la "vérité" dans des actes
de parole performatifs et qui, dans le cas extrême,
représente (et non réalise) des fantasmes putschistes.
Selon Draxler, un tel acte de parole représente une
ambition de diriger. L'argumentation de Draxler m'a
rappelé la relativisation du matérialisme historique
d'Oliver Marchart, qui remarque: "Le but d'une
société sans classes, transparente et sans exploitation
implique selon Marx la disparition de l'antagonisme.
[...] Toutes les théories suivantes, de Foucault à Laclau/Mouffe
en passant par Lefort/Gauchet, démentent non seulement
la validité de ce postulat, elles en reconnaissent aussi
les implications totalitaires."[3]
Au
niveau du sujet, Draxler demande que l'on tourne le
regard sur des antagonismes complexes et que l'on prennent
aussi conscience de sa propre implication, au lieu de
partir d'un dualisme figé: le sujet révolutionnaire
d'un côté, l'appareil étatique de l'autre. La question
ne serait pas - en s'appuyant sur une déclaration de
Godard - de savoir comment faire de l'art politique,
mais de savoir comment rendre l'art politique. Ainsi
Draxler entend renvoyer à la distinguabilité la politique
de l'art tout en revendiquant des lieux qui rendent
possibles des articulations de contradictions du sujet,
de l'institution etc.
Jorge Ribalta présentait comme un tel lieu le MACBA à Barcelone[4]: le musée ne rend pas seulement possible des expositions qui incluent et motivent l'activisme politique, il met aussi ses salles à disposition pour des rencontres qui ne se terminent pas seulement par des visualisations, mais ont pour but la discussion sur certains thèmes. Ce concept fonctionne parallèlement à des expositions d'ordre traditionnel. Lors des discussions menées autour du symposium, il est devenu clair qu'en Allemagne ou en Autriche ce modèle engendrerait plutôt le problème de l'accaparement de groupements politiques; dans le cas spécifique de la situation à Barcelone, le musée s'est par contre transformé en un moteur d'articulation politique, qui n'aurait, sans cela, pas trouvé de lieu de discussion existant. L'exemple du Rooseum de Malmoe[5] qui avait invité, avec l'octroi d'une bourse, des artistes à travailler sur le thème "en l'an 2052, Malmö ne sera plus suédois" à propos de la migration sur une durée de quatre ans illustre une productivité similaire. Ces productions, elles aussi, ne sont pas immédiatement forcées dans le statut de re-présentation, mais ne sont présentées au public qu'au terme de ces quatre ans.
Ce refus d'introduire immédiatement des productions et des processus discursifs dans des contextes d'utilisation d'institutions artistiques, de les présenter donc sous forme d'expositions, apparaissait dans certains exemples comme une stratégie d'auto-capacitation. Marita Muukkonen décrivait par exemple la structure du NIFCA, qui est une institution culturelle englobant plusieurs pays nordiques, comme une structure d'ateliers permettant aux participants de travailler en profondeur sur différents thèmes, et d'ainsi problématiser, par exemple, la notion d'une identité nordique dans le contexte de la migration.
Les options stratégiques proposées dans le cadre de la conférence telles que le raccordement des intérêts personnels avec un intérêt commun, des formes de travail coopératif, des modèles de direction collective, la possibilité du renversement des rapports de pouvoir, le fait de favoriser le débat conflictuel et de rendre accessible des discours, des plate-formes pour des situations conflictuelles, le refus d'utilisation dans des visualisations et des spectacles, la lenteur, la "parole depuis le mauvais endroit" exigent tous une décision et une négociation permanentes des sujets impliqués.
En
outre, il me semble que la cooptation, souvent mentionnée
et fréquemment redoutée, de modèles de travail et de
modes de vie d'une gauche critique par des modèles de
management du postfordisme peut éventuellement aussi
prendre une autre direction. Surtout l'eipcp - European
Institute for Progressive Cultural Policies - par son
orientation transnationale, son réseau couvrant toute
l'Europe et ses symposiums internationaux, développe
un débat critique sur le transparent de structures prévues
par l'Union Européenne pour les projets dont elle estime
justifié le financement. Dans ce contexte, je voudrais
évoquer la réponse de John Cage aux paroles de McLuhan:
"Le moyen est le message": "Je ne dirai
qu'une chose: le moyen n'est pas le message. Je voudrais
faire parvenir à M. McLuhan une parole de mise en garde:
parler, c'est mentir. Mentir, c'est coopérer."[6]
[3] Oliver Marchart: Gibt es eine Politik des Politischen? In: Das Undarstellbare der Politik, éd. Oliver Marchart, Vienne, 1998, p. 93
[6] John Cage, cité d’après Buchmann 1995, p. 79